vendredi 23 mai 2008

L'incontinence des juristes turcs

La faconde juridictionnelle est à son comble en Turquie. Les juristes se bousculent pour lâcher deux trois mots. C'est monnaie courante ici; en France, le ton est presque le même mais la méthode est plus solennelle: un rapport annuel qui résume leurs positions. En Turquie, les magistrats sont impatients, ils préfèrent prendre position.

Le Vice-Président de la Cour constitutionnelle a ouvert le bal; il s'est plaint de faire l'objet d'écoutes téléphoniques. Illico, ministre de l'Intérieur et ministre de la Justice se sont raclés la gorge. Mais ont parlé vaguement de coïncidence, d'opérations policières baclées à cause de l'impertinence du juge constitutionnel. Bref, incompréhension. Mais ce haut magistrat n'a pas hésité à remuer ciel et terre pour trouver un coupable; il a drôlement convoqué le préfet de police. Celui-ci en a perdu son latin. Un psychiatre a proposé à M. le Vice-Président de se déporter. Son cas serait pathologique.



Ensuite, c'est le Président du Haut Conseil aux Elections qui s'est manifesté; il a rappelé sereinement que rien n'interdisait à M. le Premier Ministre, en cas d'interdiction de son parti, de continuer son combat politique en simple député indépendant. Presque un pied de nez, mais il était sincère; opération de sauvetage ont dénoncé certains. Le juge a déjà tranché le litige in abstracto.















De son côté, le Président de la Cour constitutionnelle a essayé de deviner la solution qu'il va donner avec ses pairs: puisqu'ils sont tous compétents, personne ne devrait douter du sens de leur décision; elle ne pourra renforcer que la démocratie et la laïcité. Propos à double tranchant. Tout le monde comprend ce qu'il veut. Mais l'émoi est identique: le juge aurait déjà donné sa décision avant même d'avoir scrupuleusement analysé les charges du "proc". Un réflexe; leur teneur rebute le lecteur.



Enfin, la Cour de cassation a préféré donner le bal; elle a tout bonnement publié une déclaration au "Grand peuple turc"; elle se désole des pressions exercées sur la justice turque: les responsables européens, les intellectuels, les partisans de l'AKP, etc. interviennent dans notre conscience disent-ils. Elle demande, en outre, de laisser tranquille la grande soeur, la Cour constitutionnelle. Enfin, elle défend son parquet audacieux et s'en prend, dans un élan schmittien, aux obscurantistes qui font tomber une à une les tourelles. La réception est toujours aléatoire: pas pour le CHP qui rallie, sans état d'âme, toute déclaration officielle; il publie immédiatement une déclaration de soutien en ricanant comme un peigne. L'avenir est dans le chaos. Les recteurs ne sont jamais en reste dans ces moments-là. D'aucuns applaudissent: la justice résiste férocement aux tentatives anti-kémalistes; comment ne pas être conscient du "fascisme à calotte" ambiant !




On vient d'apprendre que le Conseil d'Etat a publié un commentaire du texte de la Cour de cassation; il rappelle que le Gouvernement aurait dû se dresser contre les pressions européennes. Soit. Il a raison; mais une protestation doit se faire à chaud. Tout le monde se regarde: ça date de quand déjà la déclaration d'Olli Rehn ? Peu importe: le Conseil d'Etat s'est prononcé, attachons-nous au texte; d'accord mais les boursicoteurs font la moue. Un Conseil d'Etat hostile au Gouvernement, on rêve: les conseillers d'Etat français en sont émus et presque jaloux.

Lorsque le Président Sarkozy avait demandé conseil au Président de la Cour de cassation, celui-ci n'a pas eu l'idée de publier une déclaration en catastrophe; il a dit "oui mais", l'élégance française. Même le rabrouement a un code.

La Haute robe se rebiffe, il ne manquait plus qu'eux. Un memorandum chasse l'autre. Un crêpage de chignon institutionnel, Montesquieu en aurait pleuré. Où se plaindre ? Les juges sont devenus parties... Obstinons nous à compter les clous de toutes les portes officielles; le système juristo-strato-laïcistocratique périclitera bien un jour. Entretemps, le gouvernement des juges cède sa place: ils veulent désormais la souveraineté; répétons-le, dura jurisprudentia sed jurisprudentia... On se dupe comme on peut. Du bout des dents.