mardi 10 mars 2009

République "découverte"

Il ne manquait plus que cela : lors d'une rencontre avec ses électeurs dans le cadre de la campagne pour les élections municipales, le Premier ministre avait été accueilli par la pancarte suivante : "Le dernier sultan ottoman, Recep Tayyip Erdoğan Ier". La foule qui ne finit pas de se réveiller depuis l'épisode de Davos a donc oint son nouveau sultan; l'actuel Premier ministre. Dans un pays qui est censé avoir abattu ce régime arriéré et despotique, toute référence à l'ottomanisme doit se faire avec parcimonie. Ca fait grincer des dents.


Les "dérangés" ont immédiatement saisi l'occasion. Sans avoir une goute de honte. Deniz Baykal bille en tête, évidemment : "vous voyez, ils veulent rétablir le sultanat et le califat, chers amis, on bascule !". Il fut un temps où les journalistes et intellectuels affiliés au CHP se demandaient si la Turquie ne devenait pas une nouvelle "Malaisie"; un pays, comme on le sait, pas très recommandable. Alors, chacun avait mis en scène ses peines, ses craintes, ses reportages "orientés"; on basculait...


Et le très constipé Oktay Ekşi, chroniqueur depuis plus de 50 ans, s'en inquiète sincèrement, lui : "c'est quoi l'empire ottoman, un désastre et c'est tout; revenez vers la République mes petits, ne bronchez pas". Le slogan d'un gus semi-conscient a donc fait sursauter; et si la masse est acquise à cette idée ? La Charia, mon Dieu ! Les mains tranchées, les femmes reléguées, les prières obligatoires, voilà à quoi ils assimilent l'empire ottoman.


Chacun ses slogans; les laïcistes, jadis, appelaient ouvertement l'armée à intervenir : "je vois beaucoup de femmes voilées ces jours-ci, il faut faire quelque chose, hein, on bascule", "ah ouais ? Peut-être qu'elle est sortie faire ses achats", "ah non alors, elle marchait comme une voilée iranienne ou malaisienne, je ne sais plus, je crains qu'elle veuille la Révolution, on bascule". Il faut sans doute consulter dans ces moments-là mais rien n'y fait, on doit croire que l'on bascule. Tiens, on a attrappé des lycéens dans une salle de l'établissement en train de se livrer à des choses bizarres; en catimini, loin de tout le monde, silencieusement, si bien que personne n'en fut dérangé mais cela devait cesser. "Vas-y dis, c'était quoi, une partouze ?", "nan nan, ils priaient"... Et les journalistes sont ravis d'avoir "déniché" une telle information. On bascule, la jeunesse a des repères moraux, il faut immédiatement faire quelque chose. S'ils prient, c'est qu'ils donnent un message. Un état d'esprit bizarre; on ne se comprend plus : à un journaliste qui lui demandait s'il avait des affinités avec l'AKP, parti dit bêtement "islamiste modéré", un professeur d'université ne trouve pas mieux que de répondre : "qui ? moi ? vous m'insultez là, je suis un républicain laïque convaincu, Madame; vous voulez la preuve : je bois de l'alcool, je ne jeûne jamais et je n'ai jamais mis les pieds dans une mosquée, elhamdulillah"...


Et si le sultanat doit se rétablir, on connait les héritiers; certes, à cause de leur exil, ils ne parlent plus un mot turc correctement mais bon. Ce sont des Turcs, quand même. En Amérique, au Liban, en France, en Angleterre, ils sont partout, loin de leur langue et de leur culture. Même le chef de la maison impériale, Osman Ertuğrul (qui vit aux Etats-Unis avec sa femme, la princesse afgane Zeynep Tarzi) n'a pu recevoir le passeport turc qu'en 2004 à l'âge de 93 ans... Et il n'est pas demandeur; les princesses ottomanes sont même ravies : et Atatürk par-ci et Atatürk par-là. Bon, c'est vrai qu'ils défendent la thèse du "bouclier" s'agissant de leur ancêtre Vahidettin, le dernier sultan qui a fui le pays dans une ambulance britannique et qui représente, dans la version kémaliste, le traître qui a entravé le mouvement de libération nationale; pour eux, il était le premier soutien de Mustafa Kemal, lui l'épée et le sultan, le bouclier. Un peu comme les discussions sur Pétain et de Gaulle.


Personne ne se demande jamais pourquoi la République turque et ses valeurs sont si basculables; à quoi bon forcer si la greffe n'a pas pris depuis plus de 80 ans ? "Misérable ! Ils ont avoué !" Les bases ne sont pas solides, c'est la faute du peuple. Il n'arrive pas à se sentir attaché à la République, allez savoir pourquoi. Une élite qui s'est appropriée l'interprétation suprême et ultime du kémalisme. Alors, ils mènent, mais personne ne veut les suivre. Alors ils se retournent et braillent : "pas de dissidence !"


Atatürk l'avait rêvé pourtant; il voulait une démocratie où même les impérialistes auraient droit de cité. Malheureusement, même ses voeux ne sont plus à l'ordre du jour. Même la vulgate kémaliste n'est plus respectée; on bascule vraiment, mais dans le sens inverse à celui auquel on nous demande de croire. Et chacun y va de son expression : despotisme jacobin, autoritarisme républicaniste, fascisme kémaliste. La République n'arrête pas de basculer depuis sa création; il lui manque le lourd diadème de la démocratie. "Il a dit diadème, on bascule, duyduk duymadık demeyin, höyt, Allah Allah Allah"...