dimanche 8 mars 2009

Encore et toujours la stratocratie

L'on se plaisait à s'acclimater à une vie politique turque sans influence "outrée" des militaires jusqu'à ce que les généraux en retraite ne déboulassent sur le devant de la scène dans une posture quelque peu équivoque. Dans un pays qui regorge de putschistes ou de bonshommes qui meurent d'envie de l'être, les affaires de ce genre ne choquent plus trop. On feint de s'indigner; surtout dans les journaux d'ailleurs. Aucun organe institutionnel ne commente ce genre de nouvelles. Banalité. D'autant plus que les fervents défenseurs de la laïcité, menacée soi-disant de corrosion depuis les origines du régime républicain, ne se font pas prier pour avouer leur éventuelle bénédiction à un éventuel coup d'Etat-rempart. On bascule, c'est connu. Et tous les moyens sont bons.


Depuis quelques jours, un certain nombre de cassettes circulent sur internet, reproduisant les propos privés de certains militaires en retraite : l'ancien chef d'état-major Ismail Hakkı Karadayı, le tombeur du célèbre Premier ministre "islamiste" Necmettin Erbakan, raconte avec délectation comment il a poussé ce Premier ministre à la sortie, comment il a demandé au Président de l'époque Süleyman Demirel de nommer à sa place Mesut Yılmaz et combien il est fier d'avoir été le témoin comblé de tous les coups d'Etat de la République turque. Le Bienheureux. Un autre se vante d'avoir bloqué l'entrée d'un président de parti au Parlement lors de l'élection présidentielle de 2007 afin d'éviter que le quorum soit réuni. A l'occasion, ce "leader", Erkan Mumcu, se voit affubler d'un regrettable "pezevenk"; littéralement "maquereau", ce mot se rapproche dans le langage courant plutôt de "salopard, fumier". Le Grossier.



Les militaires sont remontés depuis que plusieurs des leurs sont mis en examen dans le cadre de l'affaire Ergenekon; et comme par hasard, ils tombent tous malades à peine le pied projeté dans la cellule; si bien qu'ils sont immédiatement transférés à l'hôpital militaire, où, dit-on, ils se remplument. Comme des pachas, du coup. Et toute l'imagerie médicale est mobilisée, on ne trouve rien, on s'énerve, on ne répond pas et on les garde quand même. Il faut dire que les généraux occupent des chambres dites VIP; on invente des malaises, à l'occasion. Et ce sont des militaires; théoriquement robustes, intrépides et blabla; paradoxalement, les nôtres tombent comme des mouches après leur mise en examen. Heureusement que l'on n'est pas en guerre, ils seraient tous morts d'une crise cardiaque avant même d'avoir croisé le fer...


Les déclarations sont rares mais le Général en retraite Karadayı a déclaré ignorer tout ce qui se tramait dans les couloirs de l'état-major; le harcèlement des journalistes, la pression sur les magistrats et les politiciens, notamment. "Moi, tu sais, je travaillais comme un fou pour le bien de mon pays, je n'avais pas le temps de m'occuper de plans sur la comète !" Sauf que les journalistes "persécutés" à l'époque n'ont plus leur langue dans leur poche : "allez avoue baderne ! et on passe à autre chose, dis-le que tu nous a maltraités, on en a marre !". Et le vieux Demirel n'est plus aussi prolixe que jadis, il essaie de balayer : "ça suffit, ça fait douze ans, regardons l'avenir, c'est terminé, allez, allez". Il croit toujours qu'il n'y a rien eu d'anormal en 1997; lui, qui a connu tous les coups d'Etat et qui, surtout, en a été une victime récurrente... Gâteux, Demirel ?


Le plus féroce était sans aucun doute, le Général Cevik Bir; le major général des armées à l'époque. L'instigateur de la stratégie de la tension. Mémorandums, pressions, menaces, campagnes de déstabilisation, tout cela sortait de ce fabuleux cerveau. Le Pourchasseur. S'il avait pu se fatiguer les méninges pour éradiquer le terrorisme du PKK... Il avait même osé déclarer vouloir se présenter à l'élection présidentielle en 2000. Depuis, tout le monde se demande ce qu'il devient; et s'il a honte, surtout...


Et ils refusent d'assumer; ce sont des militaires, en théorie. Ils devraient dire : "oui, nous avons été tentés, nous avons fauté, nous nous excusons". Mais non, c'est à un défilé de couards que nous avons droit; "moi, je n'ai rien fait, c'était l'autre", "moi, j'ai jamais rien compris", "ah bah moi, de toute façon, je dormais à l'époque..."


Certains osent les inquiéter; les intellectuels appellent à des poursuites judiciaires. Contre tous les militaires putschistes, anciens et récents. Un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme de novembre 2008 tombe bien à propos : révoqué pour avoir rédigé un acte d'accusation contre les militaires auteurs du coup d'Etat de 1980, le Procureur Kayasu obtient gain de cause sur le fondement de la liberté d'expression. A l'occasion, la Cour ne se gêne pas : "Il est inévitable que l'infliction d'une sanction pénale à un fonctionnaire appartenant au corps judiciaire emporte, par sa nature même, un effet dissuasif, non seulement sur le fonctionnaire concerné lui-même, mais aussi sur la profession dans son ensemble. Pour avoir confiance dans l'administration de la justice, le public doit avoir confiance en la capacité des magistrats à représenter effectivement les principes de l'état de droit. Il s'ensuit que cet effet dissuasif est un facteur important à prendre en compte pour ménager un juste équilibre entre le droit à la liberté d'expression d'un magistrat et tout autre intérêt légitime concurrent dans le cadre d'une bonne administration de la justice." (Kayasu c. Turquie, 13 novembre 2008, § 106).


Il nous reste à espérer que les procureurs auxquels tous les démocrates supplient en ce moment d'agir, trouveront dans cet arrêt un socle juridique et dans les événements actuels une motivation nécessaire pour multiplier les actions en justice. Voilà les travers d'un Parquet indépendant du pouvoir politique mais complètement subjugué par l'idéologie kémaliste. Or, l'armée s'est toujours déclarée gardienne du dogme kémaliste. Tout finit donc bien pour les militaires dans ce syllogisme. Ils sont intouchables. De facto.