Enfin, le mot est tombé : "Kurdistan". Le Président turc, Abdullah Gül, s'est référé diplomatiquement à cette entité géographique; dans l'avion qui l'emmenait à Bagdad. Bien sûr, il n'a pas prononcé "le" mot mais s'est amusé à demander aux journalistes qui l'accompagnaient de bien vouloir lui rappeler le nom que l'on donne à cette partie de l'Iraq. "Bah Kurdistan, voyons". "C'est écrit dans leur Constitution, a-t-il dit, ça s'appelle comme c'est écrit".
Et il a fait deux gestes, le Président Gül : il est venu avec sa femme (qui n'a rien à visiter puisque tout est dévasté) et il est resté deux jours. Deux jours ! "Et ?", bah, pour montrer que le Grand Turc est vaillant, qu'il ne s'enfuit pas le soir de son arrivée comme le font les autres dirigeants qui ont peur d'y laisser leur vie. "Allez, allez, ne sortez pas les bagages, on repart, tout peut exploser d'une minute à l'autre"...
Et ça fait un pied de nez aux Grecs, aussi; les fiévreux. "T'as vu, nous, nous sommes une grande puissance, nous ne jouons plus sur les mots, haha", "nan nan et nan, j'ai dis, pas de Macédoine, on parle d' "ancienne-république yougoslave de Macédoine", nanik !" Le règne du "soi-disant". Un membre de phrase très prisé dans les relations internationales. Les esprits rétifs sont contents; leur déni trouve réconfort avec ce petit bout : le "soi-disant génocide arménien", "le soi-disant Etat du Kosovo"; les Géorgiens articulent lorsqu'ils en parlent à force de ne pas être entendus: "le soi-disant Etat abkhaze ou sud-ossète". Ca fait du bien à tout le monde.
Il y a encore un mois les diplomates inventaient des expressions pour éviter de dire la vérité : le Nord de l'Iraq, l'Iraq du Nord (
http://sami-kilic.blogspot.com/2009/02/entetement-fieffe.html); on changeait même les dénominations officielles : l'Union patriotique du Kurdistan de Talabani devenait Union patriotique du
Kurdistan irakien et celui de Barzani, Parti démocratique du
Kurdistan irakien. On avait peur. Peur que les mots entament l'intégrité territoriale de la Turquie... Un général avait même osé : "comment Kurdistan irakien ? Vous voulez dire qu'il y a d'autres kurdistans !!!" L'on apprend à l'occasion que dans les années 80, un avion iranien qui portait le nom Kurdistan (car là-bas, le problème était déjà résolu) n'avait pas été autorisé à atterrir sur le sol turc...
Le Président irakien, d'origine kurde, était ravi, évidemment; il en a profité pour lancer un ultimatum au PKK : "soit tu déposes les armes soit tu quittes l'Iraq mais nous préférons le désarmement et la voie politique". Faut-il lui rappeler que la voie politique est déjà utilisée : 20 députés du PKK au Parlement turc. Il ne reste plus qu'à amnistier les troglodytes et expédier les seigneurs en Suède. Dans la joie et la bonne humeur. Les youyous des mères kurdes se font déjà entendre; sanglots pour les mères des "martyrs". Paix et justice n'ont jamais été crochues, malheureusement; il faut choisir la sérénité future à la colère actuelle.
Convoquons l'histoire et mesurons le pas : un ministre de la Justice (Mahmut Esat Bozkurt) déclarait à propos des Kurdes en 1930 : "Mon idée est la suivante : que tous, les amis, les ennemis et les montagnes sachent bien que le maître de ce pays, c’est le Turc. Ceux qui ne sont pas de purs Turcs n’ont qu’un seul droit dans la patrie turque : c’est le droit d’être le serviteur, c’est le droit à l’esclavage" (Hamit Bozarslan, "Les minorités en Turquie", Pouvoirs, n° 115, nov. 2005, p. 108). Belle avancée ! L'on a sans doute compris également qu'avec nos généraux, cette "guerre" ne sera jamais remportée. Donc solution strictement militaire, out. Et que dire d'Ahmet Altan comparant Abdullah Öcalan (le chef du PKK qui purge sa peine en Turquie) à Nelson Mandela ? Il faudrait l'intégrer dans le processus de paix, nous dit-il; idée assez osée. Je n'arrive pas à avoir un avis là-dessus. L'on n'attend plus qu'Amnesty International le déclare "prisonnier de conscience" !
Bien sûr, tout le monde attendait avec impatience les réactions. Le MHP (parti de droite nationaliste) ne s'est pas fait attendre : "nous, la Constitution irakienne, on s'en fout, le Président Gül a prêté serment sur la Constitution turque, qu'il la ferme donc !"; le CHP (parti de gauche nationaliste) s'est rallié à cette analyse : "ah oui alors, t'imagines si l'on doit lire à chaque fois les constitutions des pays; l'Arménie, par exemple, nous réclame des terres dans sa Constitution même, qu'est-ce que l'on fait du coup ?" Même le DTP, parti kurde, boude : "insincère". Et le Président Gül a dû répéter, à son retour en Turquie, qu'il n'avait jamais prononcé le mot Kurdistan. "Ce sont les journalistes qui n'ont qu'ce mot à la bouche, mon cher, moi, je me tais dans ces moments, n'ai-je pas raison ?"
Et quand on pense que tout ce scénario aurait pu être différent si l'on n'avait pas cédé Mossoul en 1925. Pis : Murat Bardakçı, journaliste turc spécialiste de l'Empire ottoman, a mis au jour des documents qui attestent de la négociation entre Théodore Herzl et le sultan Abdulhamid sur le sort des juifs désireux de revenir en terre promise; le Sultan, très futé, aurait utilisé Herzl pour éponger les dettes de l'empire en lui promettant non pas la Palestine mais le nord de l'Iraq. Le foyer national juif en Iraq. Il n'a pas tenu sa promesse, évidemment. Heureusement d'ailleurs, on a déjà du mal à pleurer pour les Palestiniens, alors les Kurdes en sus, ça nous aurait amenés à des aventures; à la dérive.