jeudi 9 juillet 2009

Eloge de l'étiquette

Je ne suis pas prince; malheureusement. Mais l'on dit dans la famille que notre clan, les Dzassokhov ou Dzansokhta, a de la branche; j'ignore si c'est une fable que l'on s'invente pour estomper un éventuel complexe ou s'il s'agit simplement du ronchonnement d'une vieille famille aristocratique qui n'en peut plus d'être traitée comme les autres. "Bah si hein, regarde notre cousin était Président de l'Ossétie du Nord donc on est noble !", "euh... c'est quoi le rapport ?", "chez nous ça fonctionne par clans, si notre clan a été porté au pouvoir, c'est que c'en est un d'importance". Bon. Pourquoi pas, à la limite. Une noblesse sans soie ni domaine mais bon. Nous serions donc du bois dont on faisait les "beys".


En réalité, tout Ossète se dit noble. Pour retourner l'expression d'Ernest Renan, on peut dire que l'Ossète n'aime que le distingué, il ne sait faire que de l'aristocratique. Jadis, les critères linguistique et religieux étaient à la base de la civilisation grecque; chez nous, c'est la manière d'être, le droit du sang, la noblesse de l'âme qui prévalent. Car la noblesse s'acquiert par l'être, comme on le sait. Ni par le savoir ni par l'avoir ni par le paraître; quoique les nobles d'aujourd'hui attachent beaucoup d'importance à cette exposition, "regarde, je mange avec trois fourchettes et trois cuillères, qu'est-ce t'en penses ?". Et Madame la Comtesse de Rothschild publie sans arrêt, il faut lire ses remarques. Elle donne même des cours; aux rejetons des dictateurs africains et asiatiques... Les nouveaux raffinés...


Les incivilités, les privautés, le trop d'aisance sont strictement prohibés. Sont ou étaient, j'hésite toujours; aujourd'hui, ça s'atténue, "et puis ras le bol à la fin, je veux vivre, moi !" Bon bon. Mon père aurait été une bonne référence pour écrire un livre de savoir-vivre version ossète. Il y tenait beaucoup. J'ai toujours eu l'impression qu'il était bien le seul. Et nous, nous devions suivre; "allez papa, regarde les autres, ils sont cool entre eux; pourquoi nous, on a l'air d'assiter à un politburo !"... Une étiquette tirée au cordeau : on ne tourne jamais le dos à un plus âgé, on ne croise jamais les jambes, on ne met jamais les mains dans les poches, lorsque l'on sert de l'eau, on ne part jamais sans l'autorisation du buveur, il fut un temps où l'on ne devait pas s'asseoir sur la même longueur, alors on recherchait une chaise en face ou dans un coin à droite (jamais à gauche !), on ne doit évidemment pas s'affaler sur le fauteuil, on n'éclipse jamais un "sage" ni par la parole ni par un geste quelconque. Pour la salutation entre sexes opposés, on ne se touche pas, comme dans la bonne société française du 19è. L'évolution la plus marquante est celle de l'accompagnement à la fin des visites de nuit : jadis, celui qui recevait devait conduire son hôte jusqu'à sa voiture; ensuite, on s'est contenté de descendre avec lui mais sans dépasser l'entrée et aujourd'hui, on expédie planté au seuil de la porte. "Allez au revoir, oui oui, c'est ça, allez..."


J'avoue que la différence avec les Turcs saute aux yeux, moins orthodoxes, plus tranquilles, plus conviviaux. Chez nous, c'était la retenue. L'on ne plaisante jamais avec un "vieux". Et mon père était glacial avec nous en présence d'étrangers. Il faut de la rigueur. Il y a des "intégristes", aussi. Des brus qui n'adressent jamais la parole à leurs beaux-frères. Malgré mes supplications. Alors, on se met à établir un code de comportement pour saisir ce qu'elle raconte en dodelinant la tête, "tu veux quoi, hein, vas-y, il est aux latrines, il n'entend rien"... Autre anomalie quasi-disparue : le fait d'ignorer sa progéniture devant son propre père; mon grand frère était incollable devant mon père, combien même mon neveu pleurait toutes les larmes de son corps. La loi d'airain, cela s'appelle. Quand on pense qu'en Occident, les enfants en sont venus à appeler leurs pères par leurs prénoms...


J'ai l'impression que l'on est plus ossète que les Ossètes d'Ossétie. J'ignore s'ils sont toujours à cheval sur les principes "éternels". C'est le réflexe des minorités, sauvegarder jalousement et aveuglément leur plus particulière coutume. Ne pas s'assimiler. Les Ossètes ne sont pas assimilés en Turquie, ils sont intégrés. Le village de mon père ne compte aucun Turc. C'est comme ça. Et les Turcs des parages nous le rendent bien; nous sommes, pour eux, de la "semence russe". Nous, des Russes ? Ils ne savent pas les distinctions d'usage qu'il faut employer pour les peuples du Caucase. Tout le monde est Russe, pour eux.


Bien sûr, d'autres règles régissent les activités sociales; par exemple le mariage : la pratique ressemble beaucoup à celle de la société française du 19è : ce sont les parents qui demandent la main de la jeune fille, existe la pratique du trousseau, de la corbeille et de la dot (le "mihr", obligation islamique de verser une somme d'argent à la femme, et elle seule en fixe le montant); les fiancés peuvent se voir seul à seul mais ne peuvent loger dans la même maison (même si le mariage religieux a été célébré, on attend toujours le mariage civil). Et le sexe n'est jamais évoqué; "politesse oblige" comme dirait l'autre.


Je connais encore des familles où les unions mixtes font grincer des dents. Une peuplade de bêcheurs. La véritable politesse, c'est celle que l'on s'applique même en l'absence des tiers. Se sentir toujours épié; et donc être toujours "comme il faut". La politesse que l'on expose n'est rien d'autre que de l'hypocrisie en costume de bal. Et le cocasse dans tout cela, c'est que des gens paient pour sembler raffinés. Mais pour un Ossète fossilisé, la caque sent toujours le hareng... Rien à faire, des cas désespérés.