Nous revoilà plongés dans les ténèbres. La Turquie a eu peur. Un véritable attentat. Un groupuscule de primesautiers "éveillés" a voulu contrarier le concert donné par la pianiste turque de renommée mondiale, Idil Biret, au Palais Topkapı.
Le Palais impérial. Un lieu où se trouvent ce que l'on appelle les "kutsal emanetler", les objets ayant appartenu au Prophète : un poil de barbe, sa douillette, son empreinte de pied, la poignée de son épée, etc. Bref, un espace jugé (à tort ou à raison) sacré par la communauté (tout en sachant que l'authenticité de certains objets exposés est équivoque mais chut ! Ilber Ortaylı, le directeur du Palais, ne veut rien entendre...). Un concert dans ce haut lieu. Rien de grave. Un Palais, après tout. Mais ce qui a irrité ces troubleurs, c'est que la publicité de ce concert a été assurée par une marque d'alcool. La musique classique et l'alcool, voilà une composition qui en dit long sur le niveau des organisateurs mais bon. Nos compères se sont donc limités à brûler les affiches. Mais voilà : le feu rappelle des choses, en Turquie...
Et bien sûr, c'est la faute au Gouvernement AKP, islamiste, intégriste, terroriste, forcément anti-Lumières, un mélange de philistins et de bovins comme on le devine. Des policiers agressent des couples trop "rapprochés" dans la rue, c'est encore la faute au Gouvernement. Evidemment. Il a contribué à créer cette ambiance, nous dit-on. La pression sociale. Un peu du genre je suis tombé par terre, c'est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau, c'est la faute à Rousseau. D'accord. Et lorsque la Turquie entière avait appris que la fille du Premier ministre "islamiste" prenait des cours de chant et de violon, ce fut presque l'indignation chez certains, "elle n'a pas le droit, dans notre scénario, elle devait être soumise car voilée !", "mais si j't'assure, joue ma fille !", "tu mens, elle devait être bête, obscurantiste, humiliée, captive !" Pathologique. Si si, certains ont eu l'audace de penser ainsi... Une révolution verte aux sons du violon, un orchestre et Abdullah Gül en chef d'orchestre, qui serait contre ?
Mais comme on l'a dit, les "sorties" de ce genre font peur, en Turquie. C'est que le passé est susurrant. La raison : les "événements de Sivas" comme on dit. En 1993, près de 30 personnes périrent dans un incendie provoqué par des criminels réactionnaires pour le coup, car agissant au nom de l'islam. L'incendie de l'hôtel désormais célèbre, Madımak dans la ville anatolienne de Sivas. Une horde d'écervelés avait pris prétexte de la présence d'Aziz Nesin, le fameux athée turque qui avait "osé" traduire les Versets Sataniques, pour semer le désordre et finalement provoquer la mort de dizaines d'intellectuels, chanteurs et artistes alévites. Le petit père Nesin s'en était sorti. Et l'ombre de cette séquence de l'histoire nationale resurgit à chaque fois que quelques bonhommes entament une manifestation aux cris d' "Allah'u ekber", Allah est Grand.
Bien sûr, l'on se désole. Pour Mme Biret. Pour l'image de la Turquie. Pour l'islam. Le feu et l'islam. Révolté de les voir toujours côte à côte. C'est que les gens les plus colériques sont également les plus incultes, comme on le sait. Une cervelle remplie dans la vacuité. Et ce sont surtout les "idolâtres de la forme" qui se convulsent toujours excessivement. Maladroitement. Parfois, criminellement. Comme si les musulmans manquaient de modèles. Il suffit de fermer les yeux; et de penser à ce que le Prophète aurait fait à cet instant. Et il aurait fait ce qui sied le plus naturellement à un homme bien élevé, intelligent et doté de raison car il était fondamentalement bon.
Visage sourcilleux ! Tout sauf islam. Il faut savoir suivre, assurément. Et l'on ne protège ni Dieu ni son Prophète, la machette à la main. Point n'est besoin d'escorte. On ne paladine pas en religion.