lundi 20 juillet 2009

Sabordage

La guerre des tranchées a repris. L'institution judiciaire turque est encore une fois au centre de la polémique. Le Conseil supérieur de la magistrature (Hakim ve Savcılar Yüksek Kurulu, HSYK) a décidé de venger tous ceux qui ont été "dérangés" à l'occasion de l'instruction de l'affaire Ergenekon; depuis une semaine, les magistrats qui y siègent et qui sont chargés des avancements et mutations sont en conclave. Extraordinaire. Une routine, en réalité. L'un est catapulté à Diyarbakır car trop veule, l'autre prend du galon car il défend à merveille les intérets de l'Etat et le plus poussiéreux regagne la Cour de cassation, histoire de terminer sa carrière en beauté.


Mais voilà que le HSYK s'est donné une autre mission : débarquer les juges qui dérangent l'Etat profond : les juges de l'affaire Ergenekon et ceux de l'affaire des charniers retrouvés dans le sud-est de l'anatolie et qui, à en croire les premières investigations, seraient le résultat des exécutions extra-judiciaires. Et les officiers de l'armée qui ont fait les cimetières bossus sont inquiets, évidemment. La fin de l'impunité. Et les juges de l'Ergenekon sont trop bouillants. Ils embarquent tout le monde. Il fallait donc étouffer. Ca tombe bien, un haut magistrat du HSYK est lui-même impliqué dans l'affaire Ergenekon... Ce même conseil avait, jadis, mit à la porte un juge d'instruction qui avait mentionné le nom du chef d'état-major de l'époque dans une ordonnance de renvoi; le Général était mécontent. Il fallait donc le dérider illico presto. Le juge fut révoqué...


Et voilà que le Président de la Cour de cassation vient donner une leçon de droit constitutionnel au Parlement. Le Parlement qui vient de voter une loi qui permet aux juges civils de connaître dans certains cas des affaires où sont en cause des militaires. Cette fameuse loi que le CHP a votée par mégarde. Et tout le monde a peur. Même les députés sont tout penauds; "p'tain, qu'est-ce qu'on a fait !" Evidemment, la Cour constitutionnelle est saisie, le CHP n'étant pas d'accord. Et quand le CHP n'est pas partant, tout doit s'arrêter.


Cette loi est, à en croire tous les juristes sensés, contraire à la Constitution. Ce n'est pas que la loi est mauvaise, c'est l'article de la Constitution qui est démodé. Une bonne disposition qui va certainement tomber à cause d'un mauvais article, tout cela au nom du positivisme juridique. Le juge constitutionnel applique le texte, point. Mais de là, à entendre le Président de la Cour de cassation qui n'a théoriquement rien à dire, sermonner le Parlement, voilà une bizarrerie : "la loi est contraire à la Constitution, il suffit de savoir lire, c'est comme le nez au milieu de la figure !" Le vice-premier ministre, Cemil Ciçek, l'a rappelé à l'ordre : "ta gueule !", "bah nan, j'ai le droit de dire ce que j'estime juste pour le système juridique, pfff !", "ta gueule !", "nan j'te dis, je déclare la fronde ouverte !"... Le voilà convoqué à la Présidence de la République.


Et voilà l'ancien procureur près la Cour de cassation, Sabih Kanadoğlu, qui entre en scène : "je m'adresse aux magistrats, cette disposition est contraire à la Constitution, alors appliquez directement la norme suprême et laissez la loi de côté, on s'en fout !". Quand le Sieur Kanadoğlu parle, tout le monde se tait; c'est qu'il a l'oreille des juges constitutionnels. Et les constitutionnalistes restent bouche bée. Tiens, voilà une nouvelle théorie; "à quoi servirait la Cour constitutionnelle du coup dans ton système si chaque juge de province peut déclarer une loi inconstitutionnelle ?", "on verra après, pour l'instant, on doit sauver les militaires"...


La justice se rend en fonction du client; alors on n'hésite pas à chambouler toutes les règles fermement établies et à user outrancièrement des "revirements de jurisprudence". Tiens, voilà que la Cour de cassation vient d'élargir le concept de "liberté d'expression". "Youppi", "doucement, doucement". La Cour a estimé que proférer des termes du type "caniche", "idiot", "con", "pitoyable" relevait de la liberté d'expression ! On aurait presque envie d'écraser une larme. Une Cour si libérale ! Mais voilà que l'on apprend que celui qui vient donc de perdre le procès n'est autre que le politologue libéral, Baskın Oran. Celui qui appelle à la reconnaissance du génocide arménien et qui défend bec et ongles les droits des Kurdes. Insulter un type de cet acabit, liberté d'expression ! Et les journalistes de demander à ces mêmes juges : "et si on vous insultait de cette manière, votre décision serait la même ?", "on verra après, pour l'instant, on sauve l'Etat unitaire"...


Un jeu, en réalité. Pas de doute. L'on joue à l'Etat de droit. Et ce même juge dira dans son discours de rentrée judiciaire que la justice est menacée par les politiques qui veulent la déstabiliser, l'idéologiser, etc. Et le Premier ministre assistera à la séance, les paupières tombantes comme à son habitude; ce même Cemil Ciçek sera sans doute dans l'assistance. Et il éclatera de rire, peut-être. Et nous, avec lui. Les juges se sont donnés pour mission de défendre coûte que coûte la citadelle; le régime, soit disant...


L'institution judiciaire est, comme on le sait, la plus noble des institutions. La plus sacrée. Elle assume une fonction divine, en effet. Assurer la justice. La justice terrestre, précisément. L'ombre de la véritable justice. Mais bon, un intérim nécessaire. Le désespoir s'atténue quand on sait que la Justice sera rendue, tôt ou tard. Bien sûr, ce sont des humains qui oeuvrent. Il faut donc s'attendre à tout; le charisme divin ne descend plus de nos jours, c'est ainsi. J'ai toujours pensé qu'il fallait changer la dénomination des cours de justice. Pour les appeler, cours de droit; avec un ministère du droit. A Assas, on avait reçu le prêtre-ouvrier rescapé de l'affaire d'Outreau, Dominique Wiel. Il donnait une conférence aux "futurs magistrats"; et comme je me prépare également au concours, faute de ne rien faire d'autre, j'étais venu l'écouter. Il était en colère, c'est le moins que l'on puisse dire. Et cette colère se décupla devant des magistrats en herbe. Il avait eu cette pensée qui vient tout droit d'un cerveau d'ecclésiastique : "je n'arrive toujours pas à comprendre au nom de quoi des hommes peuvent juger d'autres hommes". Très naïf, en réalité. Comment faire alors si personne n'assure "l'intérim" jusqu'aux grands procès de l'au-delà ? Aucune réponse. Pis, aucune réflexion possible.


Et pour être juge, il faut avoir des repères. Etre quelqu'un de supérieur aux autres. Vous allez les juger. Il y a du sacré, évidemment. Antoine Garapon disait : "c'est en termes de réflexivité plus que de souveraineté qu'il faut penser la légitimité du juge" (Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire); car le juge, en prêtant serment, a accepté d'être jugé par Dieu. La fameuse justice de Cambyse. Ou de Salomon, celui doté d'une "intelligence juridique reçue d'en haut" comme le disait Jean Carbonnier. Et Saint-Paul n'apaise pas : "celui qui juge est sans excuse".


Il dit surtout : "bien juger réclame d'abord non pas tant une progression vers la décision qu'une régression vers ce jugement déjà là, ce préjugement, sinon ce préjugé". D'où le fameux bandeau. Lorsque la Cour constitutionnelle turque avait déménagé dans ses nouveaux locaux, l'opinion avait pu voir la nouvelle statue qui représente la Justice. Mais un truc clochait : elle n'avait pas les yeux bandés... Et tout le monde était content. On continue à jouer.