La Turquie compte beaucoup de démocrates. Heureusement. Et le pays se démocratise assurément, aucun doute. Mais lorsque c'est une équipe musulmane-démocrate qui tient le gouvernail, les esprits les plus malins se demandent si celle-ci ne tente pas de nous embarquer vers des horizons obscurs. Alors, les mesures de démocratisation apparaissent comme suspectes; il en fut ainsi lors de l'affaire du voile. Libéralisation par l'AKP signifiait contre-révolution. Et certains intellectuels formulaient alors cette idée singulière : "lorsque l'AKP se mêle des affaires de cet acabit, il est immédiatement suspecté, c'est donc le CHP qui peut régler ce problème car il ne saurait être soupçonné de vouloir entamer la République laïque". Attendre donc que le CHP arrive aux commandes. Aman Allah'ım ! Voilà une analyse politique. Patienter, donc. Seul le CHP peut bénir la démocratie. Une démocratie attentiste. C'est connu, dans les Etats partiellement démocratisés, l'on attend toujours la "maturité" pour se lancer dans la libéralisation politique. Histoire de préparer l'élite à des changements.
Et les bonnes mesures sont alors immédiatement stigmatisées; voilà que le Gouvernement islamiste-intégriste-réactionnaire dégomme une de ces discriminations fossilisées; c'est-à-dire celles qui heurtent le principe démocratique mais qui, dans le contexte turc, ne font gémir que quelques-uns. Parce-que très sensibles; le respect des droits de l'Homme passant alors pour incongru. Le fameux consensus, l'art d'obéir aux souhaits lèse-démocratie de l'élite kémaliste. Même la Cour constitutionnelle, jadis dans l'affaire de l'élection du Président de la République, avait affirmé, le plus sérieusement du monde, que la Constitution disposait que l'élection devait se faire dans un esprit de concorde nationale. Comprenez : Abdullah Gül ne devrait pas être élu; depuis, personne n'arrive à trouver le mot "consensus" dans le texte de la Constitution. Voltaire disait que "ce serait violer l'esprit d'une loi que de n'en pas transgresser la lettre en faveur des grands hommes". Les grands hommes étant, ici, les kémalistes-gardiens.
En Turquie, les lycées professionnels sont pénalisés dans le "concours" d'entrée à l'université; l'on estime que, bêtes qu'ils sont, ces lycéens n'ont rien à faire à la fac; ils sont condamnés à évoluer dans leur domaine. En réalité, cette mesure vise à empêcher les potaches des "lycées professionnels d'imams" de s'infiltrer dans les carrières autres que religieuses; devenir plus tard un haut fonctionnaire capable de renverser le régime, un cauchemar. Bien sûr, cette mesure discriminatoire a été abrogée par le Conseil de l'enseignement supérieur, organe indépendant du gouvernement; mais tout le monde sait que c'est ce dernier qui dicte les textes importants.
Evidemment, cette mesure a indigné les laïcistes; et l'ancien procureur général près la Cour de cassation, celui qui, comme on le sait, condense la connaissance de toutes les branches du droit (chose rare, il faut le souligner, les professeurs de droit étant eux-mêmes relativement incompétents dans les branches qui ne sont pas directement liés à leur sujet de thèse !), est encore en vedette; il dispense ses avis juridiques. "Allez au Conseil d'Etat, faites annuler ce torchon !", "ah ouais, tu crois qu'on peut ?","mais bien sûr, trouvez quelqu'un qui a un intérêt à agir et foncez, hadi göreyim sizi, aslanlarım !", "oh oh, yandan"...
Ces lycées seraient des foyers subversifs; et si ces lycéens choisissent de continuer leurs études en droit, en science politique ou en médecine, c'est une catastrophe. Des gens ayant eu vent de près ou de loin de Mahomet et de ses principes étant, comme on le sait, suspects. Il faut donc faire quelque chose; rétablir les discriminations, en somme. Une drôle de revendication : "nous voulons des discriminations ! Nous voulons des larmes ! Nous voulons l'interdiction de l'AKP !"... Effectivement, c'est reparti, M. l'ancien procureur ayant montré son index : "écoutez-moi p'tits coquins, la démocratisation est contraire à la Constitution, alors préparez-vous !". L'on attend plus que l'actuel Procureur de la République, celui qui lors du "premier" procès d'interdiction de l'AKP lisait des articles de journaux devant la Cour constitutionnelle en guise de "preuves", reprenne sa collection. Il veut sans doute prendre sa revanche; d'ailleurs, il a déjà commencé à programmer ses salves; celui-là même qui estimait que le développement économique était contraire à la laïcité...
Et les plus objectifs tentent de rappeller que les programmes de ces lycées relèvent du Ministère de l'éducation nationale; mieux, qu'ils sont identiques à ceux des lycées généraux. Des cours de religion en rab, c'est tout. Des lycées privés, en somme. "Peu importe, vous voulez entamer la République laïque, vous voulez nous voiler, nous brimer, nous islamiser !" Comme si le Premier ministre actuel et la quasi totalité de ses ministres n'étaient pas issus de ces lycées; "eh bien, nous avons donc raison, CQFD"... Miserabilis.
Il faut sans doute entamer une réflexion globale sur l'existence même de ces lycées d'imams. Une dissolution pure et simple a ma préférence. Ces lycées n'ayant rien de professionnels; même les filles peuvent y entrer; et personne n'a pu encore me montrer une mosquée dirigée par une "imamesse"... Il faut donc supprimer, évidemment. L'instruction religieuse doit relever de la sphère privée; c'est vrai que les cours coraniques sont interdits aux moins de 12 ans mais bon. L'enfant doit développer son esprit critique nous dit-on. "Oust !" a-t-on envie de crier. Tant qu'à faire, il faudrait créer des écoles où l'on retire les enfants à leur famille; on les rendrait vers l'âge de 15 ans. "Tiens, je te donne un robot, à toi de l'humaniser"... Et l'on sera content. Avec des adultes sans repères. Des "hommes nouveaux". Ca me rappelle d'autres régimes, moi...
La démocratie respecte les hommes bornés, à coup sûr. Des citoyens. Et personne n'a besoin de produire un quelconque diplôme pour voter. Quoique; en Turquie, ce sont des hommes instruits qui divaguent. De là à vivre en fonction de leurs rêves ne devrait pas être non plus un mode de gouvernement. Oui à l'expression de la bêtise, non à son imposition. Et si la bêtise s'emparait de l'électorat, pourrait-on penser, que faire ? Bah... rien. Les plus grands adversaires de la démocratie sortant parfois des urnes. Cette perspective est assez loin pour l'instant; le CHP ne décolle toujours pas dans les sondages. Heureusement, cela dit. Un tel parti "social-démocrate" aux affaires, serait la suprême bêtise. Une meilleure démocratie, c'est une démocratie sans CHP. Une bonne démocratie, c'est une démocratie avec un CHP dans l'opposition. Un régime avec le CHP à sa tête ne s'est jamais appelé démocratie en Turquie; il suffit de feuilleter l'histoire... Pardonne-leur Mustafa Kemal...