Heureusement qu'il est là, le Président Gül; il apaise. Le Président de la République turque vient de déclarer le plus sérieusement et le plus officiellement possible qu'il n' y aura plus de coups d'Etat et de mémorandums militaires en Turquie. Voilà donc une bonne nouvelle; et comme le commun des mortels est toujours suspicieux à l'égard des militaires, le ravissement l'étreint quand il entend cette "assurance présidentielle" (comme si les coups d'Etat se font avec la bénédiction du président, en Turquie !). Le commandant en chef, en théorie. La théorie ne fait jamais de mal. Commandant en chef quand les choses vont bien et un accusé comme les autres quand il y a un coup d'Etat...
Et comme la presse est obligée de tenir compte de l'état d'esprit du récepteur, elle n'a pas boudé son plaisir; les manchettes ont tout naturellement annoncé cette bonne nouvelle. Et tout le monde est content; une très bonne nouvelle, assurément. Comme quand le chef d'état-major avait déclaré encore le plus sérieusement et le plus officiellement possible que l'Armée respectait la démocratie et l'Etat de droit. D'ailleurs, l'Armée ne comprenait pas les réserves qu'émettaient certains. Scandalistique. A l'époque aussi, en Une, évidemment. C'était trop beau pour placer cette information-révélation dans un petit coin du journal. C'est que, dans les démocraties à béquilles, c'est important de confirmer des choses qui apparaissent comme des banalités sous d'autres cieux... En 2010 donc, les plus hautes instances de la Turquie, grandiloquentes, concèdent au citoyen qu'il n'y aura pas, mieux qu'il n'y aura plus, de coups de canif. Bien. Merci.
En Turquie, comme on le sait désormais sur le bout des doigts, l'armée est une institution puissante; il y a même une caste chargée spécialement de la louer sans arrêt, la défendre coûte que coûte et l'exciter de temps en temps : les militaristes. Des journalistes, des intellectuels, des hauts fonctionnaires, quelques gus sans envergure et malheureusement une bonne partie de la classe politique. Aimer le militaire. L'uniforme. Est-ce que l'on déclare notre ardeur aux pompiers ou policiers, par exemple ? Ou aux gardiens de nuit ? A quoi bon ? Des fonctionnaires, tout simplement. Mais les Turcs se doivent d'aimer, d'adorer l'armée. Un devoir moral. Les voilées n'ont pas accès aux casernes, peu importe, elles aiment l'armée. Et l'armée a réussi à tromper tout le monde en crachant feu et flammes sur les dévots tout en exaltant le "martyre". Les martyrs, les enfants des femmes voilées. Une institution laïque (et comment !) dans un pays laïque (soi-disant) utilise le mot "martyr", un terme "technique" religieux; personne ne bronche, évidemment. Que se passerait-il si l'on retirait le "martyre" de la conscience du Turc moyen ? "Aman sus...". Adieu Eden, ruisseaux, houris les plus délicieuses... et adieu vénération et déférence de la masse. Quand vous êtes une nation en guerre, vaut toujours mieux avoir un Paradis en promotion...
La puissance militaire commence à perdre de sa superbe, nous dit-on; c'est devenu une série; on attend les épisodes : les militaires préparent un coup d'Etat et sont pris la main dans le sac, le chef d'état-major menace journalistes et juges d'un ton fulminant, et dernièrement une bande de militaires qui se baladaient dans les parages du domicile du Vice-Premier ministre, Bülent Arinç, a été arrêtée par la police. L'accusation est grave : tentative d'assassinat. L'armée a publié illico une déclaration dans laquelle elle rejette l'allégation. Elle rejette beaucoup de choses, ces derniers temps. Les généraux veillent devant l'ordinateur, on dirait; ils démentent immédiatement.
Dans ce dernier épisode, elle reconnaît bien que deux militaires se situaient à l'endroit sus-indiqué; mais elle a une autre explication : ces deux compères seraient aux trousses d'un de leur collègue soupçonné de passer des informations militaires. Et comme ce collègue habite précisément dans le quartier de Bülent Arinç, il s'agit tout bonnement d'un malentendu. Un mécompte. Pourquoi pas. Mais quelle doigté tout de même ! Celui qui était censé être observé a dû tout comprendre... Il sera plus habile dorénavant, le traître. Il sait qu'il est surveillé. Mais comme il faut éteindre le feu le plus rapidement possible, l'armée vient de déclarer qu'aucune preuve n'avait été trouvée contre ce type. Ca tombe bien à propos. Trop bien à propos. Comme par hasard, aurait dit un païen...
Mais une enquête judiciaire a été diligentée; et, comble du comble, un juge est entré, pour la première fois, dans ce qui est appelé "la chambre cosmique" (sic) c'est-à-dire l'enceinte où tous les secrets de l'armée sont gardés; personne n'en revient; l'Etat de droit a frappé à la porte, on ne savait plus quoi faire... Et ce juge qui est donc chargé de vérifier certains documents (n'oublions pas que tout est parti de la tentative d'assassinat du vice-premier ministre et voilà où on aboutit !) vient de recevoir par la poste quelques balles en guise de bienvenu... Et une semaine auparavant, ce même juge s'était plaint d'être "suivi"; la police a donc arrêté la voiture : des militaires en sont sortis. L'armée, évidemment, a publié une déclaration : les militaires arrêtés sont un cuisinier, un électricien et un menuisier; "nanik !"; bref que des sous-verges. Les militaristes ont repris confiance en eux, évidemment : "pfff, t'as vu, ce ne sont pas des officiers, ce sont des cuisiniers qui suivaient le juge, haha !"... Mais personne n'a pu encore expliquer ce que faisaient les cuisiniers derrière le juge... Ce qu'ils tramaient. Et personne ne croit vraiment que ce soient des ouvriers. Mais le chef d'état-major entonne le refrain : "certains mènent une guerre psychologique asymétrique contre l'armée !". Comprenne qui pourra...
Il n'y a pas de fumée sans feu, nous apprend le proverbe. Le mois dernier, l'on a eu droit à un défilé extraordinaire : les "grands oraux" des généraux devant les juges d'instruction. Les anciens chefs de l'armée de terre, de la marine et de l'air. Celui de la gendarmerie est déjà en détention provisoire. Ou était plutôt; Monsieur étant malade, il passe sa détention dans l'hôpital militaire. Un vaillant soldat, comme on l'a compris... Et avant eux, ce fut l'ancien chef d'état-major des armées qui avait raconté des choses. Hilmi Özkök, celui qui venait à l'état-major avec son casse-croûte; c'est qu'il avait peur d'être mis hors jeu, il refusait de cautionner un coup d'Etat, il était trop démocrate... Et aujourd'hui, on parle de la probable audition de l'ancien Président de la République, le lion Süleyman Demirel.
Celui de la marine était assez scrupuleux; il tenait un journal. Du coup, l'on sait en détail ce que projetait la junte. Evidemment, le "pacha" nie; "ce n'est pas à moi", "oui mais les analyses graphologiques disent le contraire", "je m'en fous", "mais encore", "j'en m'en bats"... D'accord. Les militaires ne sont pas, comme on le sait, les gens les plus raffinés du monde; et on comprend : les guerres, les tranchées, la boue, la promiscuité, le langage particulier, etc. Mais ce général prenait tout le soin d'écrire ses "pensées" tous les soirs. Comme une fille bien élevée.
L'armée nie toujours : des armes jaillissent de la terre, le chef d'état-major assure qu'il n'y a pas de telles armes dans leur inventaire, il s'avère que c'est faux; on découvre un plan de coup d'état, le chef d'état-major assure que c'est un bout de papier, il s'avère que c'est faux; la justice demande à l'armée de bien vouloir préciser la fonction du JITEM (le groupement des militaires chargés de nettoyer les Kurdes), l'armée déclare qu'elle ne connaît pas une telle institution; etc. etc.
Personne n'ose le dire : l'armée ment comme elle respire. Et personne n'est obligé de l'aimer. Tout le monde a les nerfs en pelote. D'accord. Mais nul n'a un orgasme en critiquant l'armée; il faut juste qu'elle apprenne une fois pour toutes sa place dans une démocratie. Les militaires reçoivent un salaire pour précisément défendre leurs concitoyens, il ne s'agit pas d'une faveur de leur part. Et le martyre dans un système laïque, c'est du pipeau; c'est comme ça. La Turquie n'est pas un Etat islamique. Elle n'a aucun droit à faire du "shopping" dans les valeurs religieuses; laïcité et martyre sont juridiquement incompatibles. "Mais qu'est-ce que tu racontes, l'opium du peuple avait dit l'autre, tais-toi !". Ceux qui jouent des coudes pour chiper une place dans la prière mortuaire du "martyr" sont ceux-là même qui dédaignent leurs mères et leurs soeures voilées, mais nous aimons l'armée, évidemment. Démunis que nous sommes. Ils ont des armes. Et si l'on faisait une distinction : la plus profonde gratitude pour les soldats, une réserve naturelle contre l'état-major. C'est que son casier judiciaire prend beaucoup de pages dans les livres d'histoire de la Turquie...