mardi 19 mai 2009

"Respecter des préjugés" !

Le Président du Parlement cubain déclara à propos d'une éventuelle levée de l'interdiction du mariage des homosexuels : "il faut respecter les opinions et même les préjugés d'autres secteurs de la société". Respecter les opinions des autres, plus personne ne s'y oppose dans le monde actuel (sauf celui qui vient de prononcer cette phrase sans doute; nous sommes à Cuba !); chacun son délire, ses dogmes, sa vie. Mais de là à consacrer le devoir de respecter les "préjugés" des autres, voilà une ineptie. Respecter des préjugés. Comme une blague. Deux mots qui s'enlacent vilainement. L'on nous a toujours appris à lutter contre les opinions préconçues. Au nom de l'humanité, de la normalité presque.


Bien sûr, la défense des oeillères ne se fait pas sans arrière-pensée; le fond de l'affaire éclaire cette drôle de réflexion. C'est que le Sieur cubain s'inscrit dans la tradition. La question des droits des homosexuels a fait trébucher plus d'un; même un grand démocrate peut se sentir indifférent sinon gêné à l'idée de défendre les droits des homosexuels. Tout le monde n'est pas Robert Badinter. L'on vient de fêter la journée internationale contre l'homophobie. L'on a appris à l'occasion que plus de 80 pays continuent à incriminer cette orientation sexuelle. Mais l'émotion n'embrase pas le monde, c'est le moins que l'on puisse dire. Ce qui, à y réfléchir, n'est pas anormal en soi; c'est une question d'évolution des moeurs et des consciences, n'en déplaisent aux pourfendeurs de la théorie culturaliste des droits de l'Homme. L'égalité des hommes et des femmes, le droit des enfants et l'égalité des hétérosexuels et homosexuels, des conquêtes inachevées. Assurément. L'on se raffine lentement. Je me demande si un jour, on en viendra à légaliser la pédophilie (qui, dit-on, était, jadis, une institution : la pédérastie) et l'inceste. Après tout, tout est question de morale et celle d'aujourd'hui n'est pas celle de demain. Malheureusement, on s'est sabordé et on coule gaiement.


En France, la question juridique ne se pose plus vraiment; le mariage et l'adoption passeront un jour, une question de temps. Pour l'instant, l'on n'est pas prêt. Au nom d'on ne sait trop quoi, d'ailleurs. Des préjugés ? Non puisque la société française n'en a plus à ce sujet; de la morale ? euh...; de l'influence religieuse, n'en parlons pas. Mais c'est interdit quand même. On ne sait pas pourquoi, du moins on ignore la motivation rationnelle qui en est à la base; sinon, l'on a bien compris que le Président de la République s'y oppose. Un choix politique. Il est conservateur quand il le veut...


En Turquie (tout comme en Russie), parler des homosexuels est socialement interdit; alors parler de leurs droits relève de la divagation. Mais, ces temps-ci, la presse et le monde intellectuel commencent à effleurer le sujet. Un journaliste conservateur, Ali Bulaç, connu pour être un démocrate "régulier", s'est fait l'écho d'une réflexion que le monde arabe serait en train de creuser : en Iraq, les tortures seraient le fait des soldats homosexuels. "Hein ?" Le commandement américain aurait trouvé comme seule mesure efficace pour briser les résistances, le fait de s'attaquer à l'honneur des Irakiens. Valeur primordiale dans le monde arabo-musulman, s'il en est. Or, s'agissant majoritairement d'hommes, il a donc dû envoyer de bons gaillards capables de les "dresser"; sexuellement. Une défonce humiliante. Et comme dans ces contrées, celui qui subit un viol est aussi considéré comme suspect, le malheureux perdrait toute énergie factieuse. Ainsi plus d'honneur, plus de résistance. Se faire violer, c'est perdre la face. Seconde salve de Bulaç : débarrasser nos vaillants pères et mères de l'influence néfaste du penchant homosexuel. Car l'homosexualité s'acquerrait. "Nan mais ! mon petit minet, tu crois pas que tu vas dérober mon gosse comme ça, hein ! Oust ! Dégrade-toi ailleurs !"


Du coup, psychiatres, psychologues, scientifiques, théologiens, journalistes commencent à se pencher sur la question; la Direction des affaires religieuses a déjà promis d'organiser un "concile" sur la matière, à l'automne prochain. Suspense. Et d'autres en profitent pour "arroser" la polémique de leurs références qu'ils se sont obstinés à lire jusqu'au bout, allez savoir pourquoi : "alors, regarde bébé, Edward Glover nous rapporte que Jung disait que les homosexuels sont introvertis donc nerveux, toujours à la défensive d'où le rôle des soldats américains; après, mon p'tit, écoute toujours, les sado-maso sont pour la plupart des homo; et la meilleure pour la fin : analyse le comportement des soldats français lors de l'invasion de l'Algérie et toc !"


Quelques jours auparavant, c'était le Ministre de la Culture (issu de l'ouverture c'est-à-dire de gauche) qui déclarait : "vous ne pensez pas que nous sommes vraiment un pays étrange ? Notre ancien putschiste Kenan Evren est devenu un peintre respecté et il fut un temps où notre pays avait décerné le prix du meilleur chanteur à Zeki Müren et de la meilleure chanteuse à Bülent Ersoy". Zeki Müren, une grande voix homosexuelle (aujourd'hui décédé) et Bülent Ersoy, la "diva" turque, transsexuelle. Cette déclaration est tout au plus rigolote; de là à estimer qu'il y a de l'homophobie...


Mais l'homophobie existe en général, c'est clair. L'on a peur dans les familles. La bonne mère de famille veut une bru; alors, elle ne comprend pas trop ce que cela signifie, homosexuel. Le "coming out" appelle donc immédiatement ostracisme. Et l'hypocrisie existe, en vérité (cf. film Lola Bilidikid). L'on disait donc Zeki Müren, Bülent Ersoy et encore d'autres chanteurs de cabarets qui n'ont pas ouvertement reconnu leur homosexualité mais qui, par leurs gestes, le font savoir. Et que dire de Cemil Ipekçi, le grand styliste. Ouvertement, il l'est. Il a même un compagnon. Et il soutient l'AKP, personne n'a pu comprendre... Ou Tarkan, la "mégastar"; il n'a jamais reconnu cet état; sa copine de l'époque assurait la Turquie entière que ses performances d'alcôve étaient de nature à lever tout soupçon; mais bon, le "flagrant délit" est difficile à voiler : une photo publiée le montrait très intime avec un homme; il a dû lâcher quelque temps après : "seul Dieu me jugera", comprend qui peut.



La véritable question, c'est la sincérité : ceux qui ont dénoncé les propos de Bulaç restent sélectifs lorsqu'il s'agit de défendre tous les droits de l'Homme. Par exemple, le port du voile. "Oh, tu nous emmerdes avec ça, marre à la fin, espèce de conservateur constipé !" Etre humaniste, c'est cela : être jusqu'au-boutiste. Etre cohérent, en somme. Etre insistant. Etre libre. Etre honnête. Ne pas être sélectif. Ne pas défendre une cause par plaisir, voilà le fardeau. Combattre les préjugés. Je l'avais dit, je le redis : les droits de l'Homme postulent une chose très simple : à chacun son content.


PS : Türkan Saylan est décédée hier; que Dieu l'absolve.