lundi 13 septembre 2010

Charroi et balayure

Un référendum, c'est toujours risqué comme on le sait; car le peuple, empêtré dans ses misères, court exprimer son mécontentement et non se prononcer sur le texte qu'on lui tend. Car le texte est assez épais, aussi. Et technique. Juridique. Comme quand on nous avait envoyé le traité établissant une Constitution pour l'Europe. Personne n'avait rien compris; et lorsque le Président Chirac s'était présenté devant les jeunes Français pour répondre à leurs questions, on croyait regarder une comédie. Un agriculteur, une caissière, une infirmière puéricultrice, etc. avaient questionné le Président sur leurs avenirs respectifs. Et M. Chirac avait passé la soirée à être "étonné de ce sentiment de peur" et à répéter "ça n'a rien à voir avec la Constitution". On avait même décelé un "foutage de gueule présidentiel" lorsqu'il avait répondu à une avocate qui demandait la reconnaissance de son diplôme à l'étranger : "Je vais tout vous avouer, je ne connais pas exactement le système de reconnaissance européenne concernant les certificats d'aptitude à la profession d'avocat. Je le regrette, mais je ne le connais pas"...

La même attitude a prévalu en Turquie. Un référendum constitutionnel a été organisé. Grâce au CHP, parti kémaliste, on a appris qu'on pouvait basculer vers un régime dictatorial parce-que le ministre de la justice préside le Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK). Il fallait affoler. Qui, d'ailleurs, a déjà vu le CHP respirer l'optimisme ? Il y a toujours une catastrophe en vue, selon eux. Depuis 1950, année où le parti a quitté définitivement le pouvoir, la Turquie empirerait, suffoquerait, dépérirait. Et depuis 2002, année où l'AKP a pris les commandes, on aurait dû basculer vers un régime type iranien ou indonésien ou saoudien ou encore vénézuélien. Les kémalistes aiment vivre avec des conditionnels. L'AKP aurait un "agenda caché" qu'il va bientôt mettre en oeuvre. Sauf que ce bientôt, personne ne le voit arriver; l'AKP ne sera plus au pouvoir qu'ils continueront, mécaniquement, de clamer que ce parti veut instaurer la charia. Dit en passant, depuis huit ans déjà, le ministre de la justice préside le HYSK...

C'est clair, pourtant; translucide : le HSYK sera dorénavant composé de 22 membres : 4 nommés directement par le Président de la République, 3 par la Cour de cassation, 2 par le Conseil d'Etat, 1 par l'Académie de la Justice et 10 par les magistrats des cours inférieures de tout le pays. Le ministre et son directeur de cabinet seront membres de droit. Le hic : le HSYK se libère de la tutelle des juges des cours suprêmes; 5 sur 22 alors qu'actuellement ils sont 5 sur 7. C'est tout simple. "J'te jure que c'est pour ça !"... Une peur "adamantine"; le mot-clé de la vie politique turque est celui-ci : peur d'un basculement. Mais les nonistes sont malins, aussi; ils étouffent un détail primordial : le projet constitutionnel a été avalisé par la Cour constitutionnelle elle-même, organe kémaliste s'il en est. Elle aurait donc ouvert la voie au sabotage de la République. Suicide, donc.

On a, malheureusement, été témoin d'une immaturité démocratique sans pareil, durant le processus : le Premier ministre a tout bonnement menacé de ne plus recevoir les organisations civiles qui refuseraient de se prononcer sur la révision constitutionnelle ! L'organisation patronale qui, d'ordinaire, aime publier des déclarations sur tout et n'importe quoi, avait décidé de ne pas appeler à voter dans un sens ou un autre. Et Erdogan a explosé : "celui qui reste neutre sera anéanti". Voilà une culture démocratique... Le petit père Kiliçdaroglu n'était pas en reste, évidemment : il s'en est pris de son côté aux artistes qui avaient décidé de voter oui; "dégage de là, pauv' con, un artiste, c'est un dissident, tu peux pas dire oui ! Conteste !", "bah depuis quand un artiste est celui qui dit toujours non !", "chut ! Dis non j'te dis !"...

Évidemment quand on voue des noms à la vindicte populaire, eh bien ces "noms" reçoivent ensuite des oeufs, crachats et insultes... Le Nobel Orhan Pamuk a été conspué en maintes occasions. La chanteuse Sezen Aksu a été rebaptisée "sazan" (= carpe). C'est tendre, tout cela, évidemment. Et quand on pense que les nonistes se plaignent d'être réduits au silence par ce gouvernement fasciste-terroriste-chaveziste... Les journalistes plutôt critiques à l'égard de l'AKP aussi, se sont excusés d'avoir dit oui, c'est incroyable : Balçiçek Pamir, Yigit Bulut, Okay Gönensin. Même Toktamis Ates a dit oui !

On nous a bourrés d'articles de Constitution, d'analyses ardues; certains ont ouvertement menti sur les propositions afin de les discréditer, d'autres étaient dans le cosmétique : "le gouvernement n'a pas sollicité l'avis de toutes les institutions nationales !", "on s'en fout, dites-nous ce que vous pensez du contenu", "bah nan, le gouvernement n'a pas séparé les articles soumis au vote !", "mais on s'en bat, le contenu ?", "oust ! Le gouvernement ne peut pas rédiger une nouvelle Constitution, il est fasciste !", "et le contenu ?"... On note également un scandale autour de la question du voile, encore : une affiche du CHP demandait de voter non pour ne pas voir augmenter les "femmes voilées comme des bonnes soeurs" ! Le dédain, encore et toujours ! Le bon Kiliçdaroglu a immédiatement accusé le gouvernement d'avoir placardé ces affiches et a appelé le ministre de l'Intérieur à faire toute la lumière sur cet épisode; celui-ci a illico acquiescé; résultat : c'est le président d'une section locale d'Istanbul du CHP qui les a placardées. Comme à son habitude, le président du CHP s'est platement excusé...

Résultat : on a déshabillé la République-missionnaire pour habiller la démocratie et on a bien fait. Les Turcs ont récupéré la houlette. 58 % des Turcs ont dit oui. L'essentiel, dans la vie, c'est d'être couvert d'une noble poussière; les nonistes atterriront dans les poubelles de l'histoire, les ouistes pourront se targuer d'avoir apporter ce qui manquait cruellement à cette république béquillante : une pincée de démocratie. Car le chemin est encore long...