La même attitude a prévalu en Turquie. Un référendum constitutionnel a été organisé. Grâce au CHP, parti kémaliste, on a appris qu'on pouvait basculer vers un régime dictatorial parce-que le ministre de la justice préside le Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK). Il fallait affoler. Qui, d'ailleurs, a déjà vu le CHP respirer l'optimisme ? Il y a toujours une catastrophe en vue, selon eux. Depuis 1950, année où le parti a quitté définitivement le pouvoir, la Turquie empirerait, suffoquerait, dépérirait. Et depuis 2002, année où l'AKP a pris les commandes, on aurait dû basculer vers un régime type iranien ou indonésien ou saoudien ou encore vénézuélien. Les kémalistes aiment vivre avec des conditionnels. L'AKP aurait un "agenda caché" qu'il va bientôt mettre en oeuvre. Sauf que ce bientôt, personne ne le voit arriver; l'AKP ne sera plus au pouvoir qu'ils continueront, mécaniquement, de clamer que ce parti veut instaurer la charia. Dit en passant, depuis huit ans déjà, le ministre de la justice préside le HYSK...
On a, malheureusement, été témoin d'une immaturité démocratique sans pareil, durant le processus : le Premier ministre a tout bonnement menacé de ne plus recevoir les organisations civiles qui refuseraient de se prononcer sur la révision constitutionnelle ! L'organisation patronale qui, d'ordinaire, aime publier des déclarations sur tout et n'importe quoi, avait décidé de ne pas appeler à voter dans un sens ou un autre. Et Erdogan a explosé : "celui qui reste neutre sera anéanti". Voilà une culture démocratique... Le petit père Kiliçdaroglu n'était pas en reste, évidemment : il s'en est pris de son côté aux artistes qui avaient décidé de voter oui; "dégage de là, pauv' con, un artiste, c'est un dissident, tu peux pas dire oui ! Conteste !", "bah depuis quand un artiste est celui qui dit toujours non !", "chut ! Dis non j'te dis !"...
Évidemment quand on voue des noms à la vindicte populaire, eh bien ces "noms" reçoivent ensuite des oeufs, crachats et insultes... Le Nobel Orhan Pamuk a été conspué en maintes occasions. La chanteuse Sezen Aksu a été rebaptisée "sazan" (= carpe). C'est tendre, tout cela, évidemment. Et quand on pense que les nonistes se plaignent d'être réduits au silence par ce gouvernement fasciste-terroriste-chaveziste... Les journalistes plutôt critiques à l'égard de l'AKP aussi, se sont excusés d'avoir dit oui, c'est incroyable : Balçiçek Pamir, Yigit Bulut, Okay Gönensin. Même Toktamis Ates a dit oui !
On nous a bourrés d'articles de Constitution, d'analyses ardues; certains ont ouvertement menti sur les propositions afin de les discréditer, d'autres étaient dans le cosmétique : "le gouvernement n'a pas sollicité l'avis de toutes les institutions nationales !", "on s'en fout, dites-nous ce que vous pensez du contenu", "bah nan, le gouvernement n'a pas séparé les articles soumis au vote !", "mais on s'en bat, le contenu ?", "oust ! Le gouvernement ne peut pas rédiger une nouvelle Constitution, il est fasciste !", "et le contenu ?"... On note également un scandale autour de la question du voile, encore : une affiche du CHP demandait de voter non pour ne pas voir augmenter les "femmes voilées comme des bonnes soeurs" ! Le dédain, encore et toujours ! Le bon Kiliçdaroglu a immédiatement accusé le gouvernement d'avoir placardé ces affiches et a appelé le ministre de l'Intérieur à faire toute la lumière sur cet épisode; celui-ci a illico acquiescé; résultat : c'est le président d'une section locale d'Istanbul du CHP qui les a placardées. Comme à son habitude, le président du CHP s'est platement excusé...
Résultat : on a déshabillé la République-missionnaire pour habiller la démocratie et on a bien fait. Les Turcs ont récupéré la houlette. 58 % des Turcs ont dit oui. L'essentiel, dans la vie, c'est d'être couvert d'une noble poussière; les nonistes atterriront dans les poubelles de l'histoire, les ouistes pourront se targuer d'avoir apporter ce qui manquait cruellement à cette république béquillante : une pincée de démocratie. Car le chemin est encore long...