vendredi 27 août 2010

Aheurtement

La Haute-Botte a changé de visage. Le chef d'état-major vient de partir en retraite; il est content, il va s'installer à Bodrum; une ville du sud, très ensoleillée. Durant ses deux ans de mandat, l'armée a été contestée de toutes parts, des plans de coup d'Etat ont été mis à jour, l'incurie professionnelle des militaires, incapables de protéger des casernes situées bizarrement au nez des terroristes kurdes, a été pointée du doigt, des soupçons de collusion entre officiers et terroristes ont durablement plané mais tant pis; le flandrin Başbuğ va finir ses jours dans une villa. A Bodrum.

Un fonctionnaire part en retraite après une désastreuse carrière. La responsabilité n'existant pas pour les officiers, il ne répondra de rien. Il sirotera sa liqueur. A Bodrum. "Ah il la mérite sa retraite hein !"... C'est une coutume : les généraux en retraite "tiennent garnison" au Sud. A croire qu'ils sont éreintés après une carrière de renoncement et d'acharnement. Les terroristes sont là, eux; depuis trente ans. Les généraux ont tous démérité, eux. Tant pis, la carrière est terminée. "La retraite est un droit, coco !", "je sais, je ne dis rien...".

Le haut commandement a changé, aussi. Du coup, des "séances" sont organisées dans les casernes : le partant et l'arrivant font des discours. Le Chef de l'Etat ou les préfets et autres officiels civils sont là. Ils écoutent. Et les généraux, qui se sentent galvanisés par tant de sollicitude, en profitent pour déclamer leurs vues en matière de politique générale et surtout pour répandre les semences de la laïcité. Leur pertinacité est connue. Car personne n'est choqué d'assister, en réalité, à une conférence sur la politique turque; personne ne s'attend, par exemple, à entendre le partant faire un bilan de l'état de ses forces, du ravitaillement, du déploiement, de la haute technologie achetée durant son mandat, etc. Écoutons le nouveau commandant de la première armée basée à Istanbul : "je voudrais spécialement préciser que si les commandants changent, il n'en reste pas moins qu'il n'y a aucun changement dans la position ferme de l'armée de protéger les attributs de notre République que sont l'Etat unitaire, la laïcité, l'Etat social et l'Etat de droit".

Bien. Si le Général se contentait de rappeler que son rôle était de défendre le territoire de la République (et plus précisément la zone de défense d'Istanbul), on aurait compris. Lui veut "protéger la République". L'Etat social, par exemple. Il s'estime compétent pour le protéger. Quel peut être le rapport entre le général qui défend Istanbul et l'Etat social ? Aucun. Pas plus que l'Etat social ou la laïcité ou encore moins l'Etat de droit sont des sujets relevant du chef d'état-major des armées. Imaginons le général Benoît Puga (chef d'état-major particulier du Président Sarkozy) succédant à l'amiral Guillaud (chef d'état-major des armées) nous déclamer une telle prose. Au-delà d'être un scandale, ça serait ridicule. Le Général nous parler par exemple de la laïcité et de l'interdiction du niqab en France ! Eh bien c'est ce qu'il se passe chaque année en Turquie. Un fonctionnaire donne des instructions politiques aux élus. Car un général est un fonctionnaire, au même titre que le directeur général de la police nationale ou de l'office national des forêts ou de la santé. A-t-on déjà croisé un Directeur général de la police nationale parler de laïcité !

La laïcité est un sujet dont tout le monde parle mais dont personne ne comprend l'esprit. On entendait encore hier le CHP clamer sur tous les toits avoir trouvé une solution au problème des filles voilées interdites d'université. Le rapporteur du CHP qui travaille sur cette question, le professeur Sencer Ayata, enseignant à la prestigieuse ODTÜ s'il-vous-plaît, nous donne la recette : on sait que la laïcité turque interdit aux filles voilées d'accéder à l'université; comme on ne peut pas changer cette conception de la laïcité, eh bien on va s'en prendre aux filles voilées. Le Professeur Ayata est content de sa trouvaille : les filles qui montrent un bout de leur chevelure pourront occuper les bancs de la fac ! Voilà l'astuce, donc : défroque-toi et entre...

"Quelques mèches, valla, c'est tout". Mais le Professeur Ayata a bien affûté son plan : pour contrecarrer toute éventuelle dissidence, il a décidé de s'armer de l'avis des oulémas. Il faudra négocier avec eux pour leur "arracher" une fatwa sur le port "partiel" du voile ! Jadis, quand la Cour européenne avait qualifié le voile de signe politique, le Premier ministre Erdogan avait justement gémi : "t'es qui toi pour qualifier le voile ? Seuls les oulémas peuvent le faire !". Et pendant des semaines, le CHP l'avait attaqué bille en tête; le mot "oulémas" faisait peur; la charia était là; on basculait... Et le Professeur Ayata s'en remit également aux oulémas. On se marre, c'est tout... Soit dit en passant, les courants minoritaires au sein des religions ont également droit de cité dans un système démocratique; même si tous les oulémas du monde entier tombent d'accord pour nier la prescription du voile, une croyante, s'appuyant sur sa lecture du Texte sacré, a droit au respect de sa liberté de religion.

Les fascistes restent fascistes; il eut été plus simple d'être intelligent et de lever tout simplement cette interdiction. Les fascistes ont un problème avec Dieu et s'apaisent en s'en prenant à ses ouailles. Les plus grands défenseurs de la laïcité (leur laïcité) sont ceux qui ont un péché à se faire pardonner. Ils veulent donc noyer leurs remords dans le détachement général. Je suis fautif pourquoi tu ne l'es donc pas non plus ? C'est connu, quand quelqu'un, par son comportement ou ses paroles, insinue qu'on vit dans le péché, on se braque. Analysez les tenants de la laïcité-mode de vie, ce sont toujours des personnes qui ont un problème avec la religion.

Les fascistes restent des fascistes; ils veulent soit libérer les femmes voilées malgré elles car, dans leur petite tête, au XXIè siècle, on ne se soumet pas à Dieu soit modeler une partie de la population selon leurs propres goûts esthétiques. Or la laïcité nous impose la sérénité : même si 95 % des femmes vivant en Turquie portaient le niqab, ça serait encore une fois une question de liberté de conscience et non d' "image de la Turquie" ou d' "esthétique en vigueur" ou de "mode contraire à la tradition turque". Car avec l'avènement des droits de l'Homme, la souveraineté des traditions n'a plus cours; l'épanouissement individuel est le seul impératif qui vaille.

On s'en souvient, le président du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, avait lui aussi émis une proposition : attendre que la race des filles voilées s'éteigne un jour ! Quand le CHP se penche sur un problème pour le régler, il complique encore plus la donne. D'un côté un leader, de l'autre un professeur d'université. Du barbotage à profusion. "Allez allez, restez comme vous êtes, plus vous prenez les airs d'un parti démocrate, plus les problèmes ont l'air insolubles". Quand le CHP s'emploie à trouver une solution, il crée davantage de problèmes. Allez, merci; ça va aller...