Les étudiants en droit le savent; un des cours de droit civil les plus barbants porte sur le "majeur protégé". Trop abstrus pour l'étudiant qui apprend, bien au chaud, la misère du monde le fessier posé sur un banc d'amphi et trop abstrait pour un prof de droit qui n'a jamais mis les pieds dans un palais de justice. Personnellement, je n'avais retenu que cet énoncé : tutelle = assistance et représentation; curatelle = assistance. Non, il y avait également sauvegarde de justice, mesure d'accompagnement et mesure d'accompagnement social personnalisé. Mais on s'en battait; c'est que ces mesures étaient définies dans le code de l'action sociale et des familles. Autant dire un code qu'aucun étudiant sérieux ne feuillette. Ni un professeur de droit civil, d'ailleurs. Ça ne tombera donc pas à l'examen...
Toute cette nostalgie pour commencer ma dissertation. L'accroche, j'y tiens. C'était la partie la plus réussie dans mes compositions. Eh bien voilà donc. Les généraux, encore une fois. La Turquie s'était libérée de la tutelle militaire en 1982, comme on le sait; et de la curatelle en 2007, lorsque le gouvernement avait envoyé un "c'est ça ouais !" à la face du chef d'état-major, occupé à décréter les critères que devait remplir le nouveau Président. Tutelle, curatelle. Et voilà qu'un dernier chapitre vient de clore, espérons une fois pour toute, le cours soporifique des "majeurs protégés"... "Capillotracté !", "ça va, ça va"...
Un journaliste qui avait eu la prétention de bien lire la Constitution avait écrit cette chose bizarre et scandaleuse : "le chef d'état-major est un fonctionnaire soumis au Premier ministre". Non non, attendez, ce n'était pas le morceau "soumis au Premier ministre" qui avait fait endêver le général en chef de l'époque, c'était la première partie : "le chef d'état-major est un fonctionnaire". Il avait immédiatement intenté une action en justice contre ce journaliste. Raison : outrage à agent public. Tiens tiens ! "T'es fonctionnaire !" serait devenu un outrage ? Oui en Turquie; car, il faut toujours l'avoir en tête, la Turquie est un pays "comique". Les Turcs le savent; c'est une expression, "ancak Türkiye'de olur", "on ne voit cela qu'en Turquie".
C'est que le chef d'état-major se considérait comme un "homme d'Etat", pas un "fonctionnaire". Il avouait en creux que l'armée s'intéressait de près au gouvernement de l'Etat. Un "homme d'Etat". C'est comique, ici; en France, l'amiral Edouard Guillaud aurait dit cela, on se serait frotté successivement la tête, le nez et le menton. "Qu'est-ce qu'i bave ?". C'est dire avec quel cerveau on est obligé de lutter pour installer la démocratie dans le pays... Ce n'est pas fini; le général-homme d'Etat avait également bataillé longtemps pour attaquer ce journaliste sous l'angle du fameux article 301 du code pénal; celui qui punit l'insulte à la turcité. "Outrage" et "insulte à la turcité". Fonctionnaire ! L'activation de cet article est heureusement liée à une autorisation du ministre de la justice. Car personne ne fait confiance aux procureurs; un cerveau brûlé nationaliste aurait pu faire de la Turquie la risée du monde entier... Le ministre AKPiste-fasciste-terroriste donc, avait évidemment refusé de donner suite. On avait soufflé...
Continuons à rire; deux généraux et un amiral viennent d'être relevés de leur fonction par le gouvernement. Ces trois mousquetaires ont illico saisi leurs juges administratifs. Ceux de la justice militaire. C'est leur droit. Là n'est pas le souci. C'est qu'on a scrupule à parler d'une cour de justice. On a affaire à une "juridiction administrative militaire", c'est-à-dire un "Conseil d'Etat militaire" en bonne et due forme. La Turquie, un État de droit exemplaire.
Quelques mois auparavant, le gouvernement avait refusé de signer les décrets de promotion de ces trois officiers; c'est qu'il ne voyait aucune raison de les "hisser". Et c'était le pouvoir civil, il faisait ce qu'il voulait. Il voulut même les expédier en retraite mais l'état-major fit de la résistance. Ces trois braves obtinrent néanmoins la promotion grâce au Conseil d'Etat militaire. On les appelle "les galonnés du Conseil d'Etat" depuis. Évidemment, à notre époque, obtenir des promotions n'est plus lié aux prouesses sur le terrain; c'est qu'il n'y a plus de "grande" guerre. Ça se fait donc par l'ancienneté. Réglé comme du papier à musique. En France, aussi. Qui avait déjà aperçu le général Georgelin sur un champ de bataille...
Et l'armée turque est comme "une armée mexicaine", beaucoup d'officiers et surtout trop de généraux qu'il faut évidemment caser. Plus de 300 généraux et amiraux pour une armée de 730 000 soldats. Ça s'appelle la deuxième plus grande armée de l'OTAN... Et si la justice se met à "créer" des généraux, on ne s'en sort plus. Ordre et discipline, mâchâllâh...
Qui sont donc ces ronchonneurs ? Des militaires exceptionnels ? Par ici, s'il vous plaît. Le général de division Halil Helvacioglu, le général de division Gürbüz Kaya et le contre-amiral Abdullah Gavremoglu. Ils sont soupçonnés de tentative de coup d'Etat. Le fameux "Balyoz". En réalité 22 officiers sont en cause mais seuls ces trois-là ont été relevés de leur fonction parce-que l'état-major a spécialement voulu les promouvoir. Non avait dit Erdogan, retraite plutôt. "Va te faire voir" avait répondu le Conseil d'Etat militaire. Eh bien si c'est comme ça, suspendu.
Le général Kaya est la "star" : non seulement accusé de tentative de putsch mais un incapable notoire par-dessus le marché. Dans un raid du PKK qui avait causé la mort de 11 soldats, le général avait avoué avoir pris les guérilleros pour des pâtres ! Il s'en était excusé auprès de ses supérieurs. Le raid d'Aktütün où 18 soldats sont tombés, encore lui. Raid de Hantepe et 7 morts, toujours lui. On se rappelle enfin l'explosion d'une mine à Cukurca (Hakkari) et 6 nouvelles âmes expédiées au paradis : les soldats avaient tout bonnement marché sur une mine qu'ils avaient eux-mêmes posée; l'état-major avait mécaniquement fustigé le PKK. Le général de la brigade de Hakkari, Zeki Es, avait alors appelé notre Gürbüz Kaya pour lui avouer que ce n'était pas le PKK qui avait posé cette mine mais sa propre brigade. Un cas de conscience, cela s'appelait. Mais notre Kaya avait été imperturbable, la conversation téléphonique diffusée sur internet avait glacé toute la Turquie : "ce n'est rien, il n'y a pas à se torturer. Nous faisons ce que nous pouvons. Il est probable qu'il y ait des erreurs mineures de commises". Et quand on pense que l'état-major a ferraillé dur pour le promouvoir... Dit en passant : le général Es a été arrêté trois semaines auparavant...
L'opposition politique était sur le mode du déjà-vu. Le CHP fut classique. Et c'est le plus postillonnant qui monta au créneau, Kemal Anadol : "un coup d'Etat civil", a-t-il fièrement lâché. On l'avait déjà croisé, ce déséquilibré. Dommage que Kemal Kiliçdaroglu qui a dépoussiéré le parti, ait oublié de liquider un des plus grands fascistes de Turquie... Au MHP, parti nationaliste, même timbre. Le gourou en personne, Devlet Bahçeli, a chipé le micro : "c'est une mesure qui vise à casser le moral de l'armée et sa discipline de travail ! Oyez oyez, l'unité nationale est en danger !". C'est bien. Le Sieur Bahçeli, connu pour sa courtoisie dans la vie privée et sa goujaterie dans la vie publique, n'a pas démérité : "à ceux qui enquiquinent l'armée, on va administrer une taloche". Très bien. Le feu président Özal avait eu la témérité de virer le chef d'état-major de l'armée de terre qui s'apprêtait à devenir chef d'état-major en l'annonçant directement dans une conférence de presse. Et malheureusement, sa témérité est restée en suspens jusqu'à aujourd'hui...
On apprend à l'occasion que le ministère de la défense dont personne n'a encore compris le motif d'existence sert à quelque chose. Pas le ministre non, le ministère. Le ministre est, lui, trop "influencé" par l'état-major. Trop timide. D'ailleurs, le gouvernement s'apprêterait à révolutionner l'organisation de la défense nationale; l'état-major qui a son propre bâtiment serait transporté au ministère de la défense. A la manière du Pentagon. Ou plus exactement à la Louis XIV, pour mieux surveiller les putschistes. Adieu au "genelkurmay başkanlığı", "présidence de l'état-major". Atatürk doit se retourner...
Le trio va semble-t-il être disqualifié. Erdogan est têtu, comme on le sait. A mon goût, il faut également mettre à la porte le ministre de la défense. Un véritable soliveau. Le ministre de l'intérieur qui a suspendu le général de gendarmerie l'a résumé on ne peut mieux : "quand je relève de leur fonction des policiers, la Sûreté nationale ne publie pas en catastrophe une déclaration" ! C'est que l'état-major a immédiatement pondu une déclaration donnant sa version sur ses trois "pachas"; et sait-on ce qu'en pense notre ministre de la défense, "la déclaration de l'état-major était excellente"... Une tête de plus, Monsieur le Premier ministre !