jeudi 5 juin 2008

Les quinquets des Assommoirs de la République

Nos juges constitutionnels hors pairs ont donc lâché le morceau: les deux révisions constitutionnelles sont contraires à la Constitution.
Hein ? pouvez-vous vous demander; une révision constitutionnelle est, par nature, contraire à la Constitution puisque, précisément, c'en est une "révision". Pas d'affolement: l'histoire en est ainsi: le gouvernement turc, confronté à la détresse des filles voilées empêchées de poursuivre leurs études universitaires, s'était rapproché du MHP (parti nationaliste) et du DTP (parti pro-kurde) pour amender la Constitution. En effet, jadis (en 1991), dans une de ses décisions dont le raisonnement aurait pu susciter la jalousie du doyen Vedel, la Cour constitutionnelle avait estimé que l'on ne pouvait fréquenter les facultés, nids du savoir, avec des fichus sur la tête; contraire à la laïcité et à "l'atmosphère scientifique" (sic). C'est connu, les censures de la Cour ne peuvent être surmontées que par des révisions constitutionnelles. D'où cette mobilisation parlementaire (3 partis sur 4, tout de même !).
Ces deux dispositions correspondaient d'une part à un renforcement de l'égalité des citoyens devant les services publics (article 10 de la Constitution) et d'autre part, à une confirmation du droit de poursuivre sereinement ses études supérieures (article 42). L'objectif avoué et précisé dans l'exposé des motifs était de lever l'interdiction du voile. Mais, bien évidemment, le mot "foulard" ne figurait pas dans le texte même; la législation doit toujours être générale.
Le CHP (parti qui se croit de gauche) ne l'entendait pas de cette oreille: il faut reconnaître que Deniz Baykal, son président, s'avère être un bon professeur de droit puisque la Cour se nourrit souvent de ses réflexions. Ce parti d'opposition avait immédiatement saisi la Cour constitutionnelle au motif que ces révisions constitutionnelles visaient en réalité à ronger sinon à faucher le sacro-saint principe de laïcité, "philosophie de vie de la République de Turquie". Il faut dire que son raisonnement méritait plus que l'habituelle mésestime. Soyons précis: le CHP se rend bien compte qu'il s'agit là d'une loi constitutionnelle et non d'une loi ordinaire et que, comme nous l'avons vu plus haut, il est difficile de se prévaloir de l'inconstitutionnalité d'une révision précisément constitutionnelle. C'est plus subtil: l'article 148 de la Constitution dispose que la Cour constitutionnelle ne peut contrôler les révisions constitutionnelles que par rapport à leurs procédures d'adoption, c'est-à-dire surveiller si le quorum a bien été respecté, les signatures ont été suffisantes, etc. Donc, rien à espérer. La Cour doit se contenter de la forme; elle ne peut fourrer son nez dans le sens même des dispositions. Mais l'article 4 de cette même Constitution ne demandait qu'à être vu; il nous dit que les caractéristiques de la République, qui sont énumérées dans l'article 2 de la Loi fondamentale (laïcité, démocratie, Etat social, "nationalisme d'Atatürk", etc.), ne peuvent être modifiées ni même faire l'objet de propositions de modification. La subtilité se cache dans ce membre "ni même faire l'objet de propositions de modification". La porte s'est ouverte: la proposition est, juridiquement, une forme (délais, signatures, procédures). Conclusion du CHP: certes l'article 148 est clair mais l'on ne peut pas fouler aux pieds l'article 4; autrement dit, toutes les propositions de révision constitutionnelle doivent être examinées quant au fond pour respecter l'article 4 qui interdit toute proposition qui viserait à modifier les qualificatifs de la République, en tête desquels arrive la laïcité. Or, l'exposé des motifs contient le mot "foulard". Or, le foulard est contraire à la laïcité (décision de 1991). Donc, ces révisions sont contraires aux articles intangibles de la Constitution. CQFD.
La Cour a donc, apparemment, suivi ce raisonnement (que je partage sauf la prise en compte de l'exposé des motifs) et a dit stop à cette tentative de moulinage de la laïcité (que je récuse). C'est un tour de passe-passe, nous disent en substance les juges. Vider le contenu de la laïcité prévu par l'article 2 en ravaudant les articles 10 et 42. Les rafistoleurs ! Donc tentative subreptice, redonne la bride !
En réalité, on ignore le raisonnement des juges. En Turquie, leurs décisions sont toujours creuses; on donne seulement le dispositif. Les considérants sont publiés par la suite (quelques jours, quelques semaines, parfois une année). Ils essaient donc de se cacher après avoir pondu leur décision. D'ailleurs, aujourd'hui, ils se sont tous enfuis par derrière. Seul le Président de la Cour (qui a formulé une opinion dissidente) a fait une brève apparition pour supplier les commentateurs de modérer leurs critiques et pour insister sur leurs capacités juridiques. Mais personne n'en doutait...
C'est vrai que pour un juge dont la femme porte le voile, c'est difficile de reconnaître qu'elle fait partie de celles qui menacent l'ordre juridique du pays dont le garant suprême est son mari.
Les décisions de la Haute Cour font désormais l'objet de paris; 8 contre 3 ou 9 contre 2 ? Les juristes sérieux se désolent. Quand on connaît déjà l'idéologie des uns et des autres, il n'y a plus trop d'enthousiasme.
Résultat: le foulard continue à être perçu comme l'expression symbolique de la lutte contre le régime kémaliste. D'accord. Comme la croix gammée, drapeau du fascisme. Le problème, c'est que la croix gammée est interdite partout: dans les universités, dans les rues, dans les gares, dans les jardins, etc. Or, le foulard est libre partout sauf dans les universités. J'invite les forces de l'ordre turques à se jeter sur toute femme voilée et lui déchirer, prestement, ce fichu "fichu". La justice doit condamner ces factieuses. J'ai peur pour mon régime. J'espère que les juges iront au bout de leur logique; il faut jeter par-dessus bord, ces "ninjas" puisque la Cour suprême vient de les déclarer à nouveau personae non gratae. Leur éradication totale s'impose. Pas si vite. Rira bien qui rira le dernier...
Je pense qu'il faut supprimer l'article 4 de la Constitution avant qu'elle se transforme en clause d'éternité; dans ce cas de figure, la seule ressource serait soit de supprimer la justice constitutionnelle soit de soumettre une nouvelle Constitution flambant neuve au peuple Souverain, si sa souveraineté fait toujours autorité...