Que dire ? Le coeur dit bravo, la raison dit mince. Alors que tout le monde suppliait le Roi d'Arabie Saoudite de hausser le ton en qualité de "primat" d'honneur du monde musulman, c'est le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan qui éclata. Une déflagration de colère. Un "coup de gueule" mémorable.
Double "scandale" : l'un formel en quittant la séance, l'autre fondamental en lançant à la tête de Shimon Pérès, "vous, vous savez bien tuer !". Ban Ki Moon, un diplomate de formation, a gardé son sang froid, l'air un peu hagard. Et que dire de Amr Moussa, le secrétaire général d'une Ligue arabe qui ne connait pas encore sa position exacte sur le conflit : "ah bah voilà un homme d'Etat !". D'ailleurs, on l'a vu saluer in extremis Erdoğan, "tu es la lumière de mes yeux". Les peuples arabes se sont également exaltés : "le nouvel Abdulhamid, nous te saluons".
Shimon l'aurait appelé après l'incident : "mais nan mon brave, j't'ai pas crié d'ssus, je suis sourd, c'est pour l'assistance, j'ai eu peur d'être inaudible, tu comprends, allez ne boude pas". C'est un vieux lion; un "prix Nobel" par-dessus le marché. Lui, il a le droit de brailler en le désignant de l'index : "écoute petit, si on bombardait Istanbul, qu'aurais-tu fait ? Réponds, pantin !". Le Turc a donc rugi. Que personne ne s'en excuse. Le Lobby juif américain a immédiatement qualifié ce geste de provocant et de dangereux; attention à la multiplication des actes antisémites. Toujours la même stratégie : "oh vraiment, tu as mal fait, arrête de tuer des civils", "dis pas ça, les actes antisémites vont se multiplier, sinon..."
Bien sûr, chacun son opinion : "helal olsun" (bravo !) a-t-on pu lire sur la une de certains journaux; le CHP, fidèle opposant, est perplexe : "t'es bête ou quoi, c'est quoi ce geste de malappris ? Tu nous fait honte !". Du classique CHP. La Nation salue un homme d'Etat, le CHP tremble pour les élections locales : "d'accord, c'est bien mais ne parle pas de ça pendant les meetings, d'accord, jure-le !". Le Premier ministre aurait foulé aux pieds le strict minimum de contenance qu'imposent les convenances diplomatiques. D'accord. L'on préfère, cependant, avoir des dirigeants grossiers que des gouvernants impudemment menteurs (Bush) ou rondement criminels (une page ne suffirait à les citer).
Et les Israéliens ne sont pas bien placés pour assener des leçons de bienséance; Ehud Olmert se targuait d'avoir ordonné au Président Bush de tout faire pour que Rice ne vote pas la résolution au Conseil de sécurité; leur roideur à l'égard des diplomates qui visitent Gaza est déjà proverbiale; le ministère français des affaires étrangères a dû convoquer, pour la première fois, l'ambassadeur d'Israël pour protester contre la rétention pendant six heures du Consul général de France à Eretz.
Quant au fond : la Turquie serait devenue le porte-parole du Hamas, à rebours de la tendance qu'impose le paradigme international. Cela tombe bien, la France aussi fait des clins d'oeil au Hamas : Bernard Kouchner parle de "partenaire" pour un groupement qui figure sur la liste européenne des organisations terroristes. Et chacun sait qu'il n'est pas possible de l'éviter. Tiens, même Tony Blair se met à signaler la nécessité de sa participation.
Mais évidence diplomatique : être poli en toute occasion; un acte qui grandit le dirigeant n'est pas toujours bon pour son pays. Ses conseillers lui ont sans doute chuchoté des choses sensées, quand il était calme. C'est un "Kasımpaşalı", une manière d'être. Qui a su donner des leçons à Churchill, l'un des plus formidables "mal embouchés" que l'histoire ait connus ? Il en faut des gens de cet acabit...
D'ailleurs, à son retour triomphal au pays, il a rétorqué : "moi, je ne suis pas un "mon cher" (allusion à quelques diplomates turcs retraités qui se sont indignés de son attitude), je viens de la politique, pas des enceintes ouatées". Etre fier de sa rusticité, un critère pour bien réussir en politique. Les Turcs chérissent les dirigeants qui viennent de l'indigence. Un type normal, comme tout le monde... Il fallait sans doute éviter de jeter en pâture une question aussi explosive à une table ronde dont on savait qu'elle serait formelle, épidermique et hasardeuse. Tayyip Erdoğan, Shimon Pérès, Ban Ki-Moon, Amr Moussa, excusez du peu ! La faute aux diplomates, ils n'ont pas su prévoir la très probable effervescence entre un Turc qui n'a jamais caché son désir de demander des comptes et un Israélien qui s'est toujours gardé d'exprimer une goutte de désolation pour les victimes civiles. Les mêmes sont appelés à la rescousse, sans tirer des soupirs de leurs talons, cette fois-ci... C'est aux souffleurs d'éteindre.