samedi 28 février 2009

Langues

Ahmet Türk est le président du DTP, le parti kurde au Parlement turc. Son nom fait rire sans doute mais c'est comme ça. Une histoire de fonctionnaire lourdaud qui a dû accoler ce nom si prestigieux à une famille kurde pour bien lui rappeler qu'elle est aimée... Les Kurdes fonctionnent par chefferies; Ahmet Türk fait partie de l'aristocratie kurde.


Il a osé parler en kurde lors de l'allocution ordinaire de son groupe parlementaire. La chaîne publique, TRT, a donc immédiatement cessé de diffuser ses paroles. Car en kurde. Personne n'a rien contre le kurde mais la chaîne de l'Etat doit respecter le principe constitutionnel : la langue de la Turquie est le turc. Jadis, en 1991, Leyla Zana, le cicerone indéboulonnable des Kurdes inflexibles, avait ajouté à son serment fait en turc, une phrase en kurde : "Vive la paix entre les peuples kurde et turc". Une grave offense à l'époque; tous les soucis du monde, ensuite : levée de l'immunité, tribunaux, prisons, et prix et récompenses du monde entier à l'occasion...


Ils récidivent : "nous voudrions parler en kurde dans l'hémicycle", "Calme M. Türk, calme !" Même à l'époque de l'empire ottoman, nous disent les spécialistes, on parlait en turc au Parlement (turc dit "osmanli") alors qu'il était peuplé de Turcs, Kurdes, Arméniens, Arabes, etc. A l'époque, les députés arabes avaient forcé la main aux fonctionnaires de l'assemblée; "on veut pouvoir s'exprimer en arabe, on ne maîtrise pas le turc", "eh bien, vous avez quatre ans pour l'apprendre", leur aurait rétorqué le Président de l'Assemblée.


On apprend à l'occasion, l'historique de cette audace : Ahmet Türk, comme tout politicien d'origine kurde qui se respecte, a croupi en prison pour on ne sait plus trop quelle raison; sa mère vint le visiter mais l'administration pénitentiaire leur refusa de parler en kurde. Question de sécurité. La mère en pleurs d'un côté, un fils confus et énervé de l'autre. C'est à cet instant précis qu'il jura de parler, un jour, en kurde dans une enceinte officielle. Chose faite. Pour la mémoire de sa mère. D'ailleurs, il était très ému. Les explosions viennent de loi, en réalité...


Ahmet Altan, un journaliste dissident, s'en amuse : "ah bah voilà, on vient d'apprendre qu'un Kurde parle le kurde; un peu comme il neige en hiver, il pleut au printemps" (Hadi hep beraber... “Kürtler Kürtçe konuşur, Türkler Türkçe konuşur, kışın kar yağar, baharda yağmur olur, Ali topu bana at...”).


La rancune du passé s'est exprimée à l'occasion de la journée internationale de la langue maternelle; j'ai toujours envié les Kurdes pour leur formidable attachement à leur langue. Les Ossètes sont trop laxistes dans ce domaine; on nous apprend l'étiquette, nous incite à pratiquer la danse traditionnelle mais on ne s'attarde pas sur l'apprentissage de la langue. Alors, on a presque honte de dire que l'on est Ossète et que l'on ne sait pas parler cette langue. La faute des parents. La faute des oreilles aussi; mes deux frères maîtrisent la langue. Moi, je patauge. J'ai du mal à apprendre les langues. Etre premier en latin, anglais, allemand, arabe ne veut rien dire dans le système français; je l'ai très bien compris. Et quand je pense que je dois encore apprendre le russe et approfondir l'arabe... "Le persan aussi, il paraît que c'est sublime", "oui oui après..."


C'est une tradition familiale que d'être au moins bilingue chez nous : les ancêtres parlaient ossète et russe; les parents turc et ossète et la génération actuelle qui vit en France, français et turc. L'ossète a disparu de la circulation. Alors, on se jette dans les bouquins pour apprendre notre langue ancestrale. Et le livre ne porte que sur un dialecte de l'ossète, l' "iron", celui qui n'est pas pratiqué par ma famille (le nôtre, c'est le "digoron"). Mon père avait la chance de parler aussi bien le digoron que l'iron, sa mère étant iron. Résultat : on baragouine. J'avais été tout penaud lorsque mon professeur de droit m'avait recommandé de faire un mémoire sur l'Ossétie et le droit international; "euh... c'est vrai que ça me passionne par la force des choses mais les sources en ossète et en russe, voilà quoi, je n'y comprends rien et avec mon anglais "made in France", je ne vais pas aller loin !".


Au moins, les étés passés en Turquie ressemblent à des séances onusiennes : turc, français, allemand, anglais, ossète. Et il faut savoir jongler : passer du turc avec la matriarche au turc mêlé d'allemand et de français avec une cousine d'Allemagne, essayer de comprendre les discussions en ossète et essayer de répondre en turc en pensant en français, etc. Du sabire. Et quand l'oncle qui parle arabe débarque, c'est la queue pour écouter fièvreusement ses sermons et poser des questions. C'est connu, les arabisants sont censés être spécialistes de la religion. "Fumer, c'est interdit dans l'islam ?", "Dans le Paradis, je vais être avec mon mari défunt ou celui-ci ?", "quelle sourate doit-on réciter quand on est malade ?", etc. Le comble de la singularité : tout Turc qui se respecte lit l'arabe, appris chez l'imam du coin; mais c'est tout. Je n'ai jamais rencontré un parent qui a sû pousser la logique jusqu'au bout et permettre à son enfant d'apprendre la langue arabe. Du coup, de la grand-mère qui n'a jamais fréquenté une école jusqu'à l'universitaire le moins ardent, on partage au moins un truc : on "lit" l'arabe.


Le monolinguisme, on ne connaît donc pas. C'est toujours émouvant de voir ma mère adresser des prières en ossète; c'était passionnant de voir mon père discuter en ossète avant de nous faire des confidences en français et de reprendre en turc. Le proverbe turc le dit si bien : "une langue = un homme"; je le confirme. Lorsque réfléchir, prier, écrire, parler se font en plusieurs langues, on ne peut s'empêcher de se sentir différent. Mes "idoles" en la matière sont assurément l'historien turc Ilber Ortaylı, l'islamologue Muhammed Hamidullah, le juriste turc Hüseyin Hatemi et le grand juriste français Jean Carbonnier. Bacon le dit bien : "la conquête du savoir passe par la connaissance des langues". CQFD.