jeudi 16 avril 2009

Oracle

Le chef d'état-major Ilker Başbuğ a enfin parlé; une homélie annuelle. Le discours du Trône en version turque. Le discours du Prône. En duplex sur la plupart des chaînes généralistes et d'information. C'est une tradition propre à la Turquie. Une démocratie, comme on le sait. "Qu'est-ce qu'il se passe ? Un coup d'Etat ?" s'est demandé un touriste épeuré; "chut! tais-toi; ressaisis-toi, c'est le Chef qui parle".


C'était presque la réconciliation : les journalistes bannis étaient invités; et lesquels ! les plus acerbes. Première "ouverture". Et chacun a raconté sa pâmoison à sa manière dans sa chronique; l'un qui découvre les lieux, l'autre qui feint d'y être habitué, un autre qui l'est vraiment tant il s'inspire des militaires, un autre encore qui se rabougrit mielleusement devant l'ambiance hiératisée. Un décor de plomb. D'ailleurs, le malaise s'est rapidement fait sentir; à l'arrivée du Général, les militaires se sont levés comme un seul homme. Les journalistes ont hésité et finalement suivi l'assemblée. Il n'est pas de bon ton de lever la crête dans cette enceinte. Seulement deux journalistes se sont contentés d'un lèvement d'yeux. "Moi, très cher, je ne suis pas son inférieur !" C'est bien. Même cette formalité suffit à faire couler un flot d'encre.


De l'avis général, le Général a abreuvé les coeurs de sincérité et de délicatesse. Avec un discours truffé d'ouvertures :
Primo, la démocratie : le général Başbuğ a inondé littéralement son allocution de références intellectuelles : Weber par-ci, Montesquieu par-là; il a même "avoué" que l'autorité civile devait, évidemment, avoir une prééminence dans une démocratie mais qu'il faut également que l'armée ait une autonomie : "alors, chers auditeurs, cette idée vient de Huntington qui l'a formulée il y a près de cinquante ans, je suis moderne hein, allez reconnaissez-le !". Mais il a bien rappelé le principe général : démocratie. Un général qui assure la Nation entière que l'armée est respectueuse de la démocratie est une anomalie en soi mais bon. Et des andouilles applaudissent, comme si le respect de la démocratie était une faveur de sa part ! Pas de merci, c'est une obligation.


Secundo, l'ouverture destinée aux Kurdes. A une époque où les macabres aventures de la "succursale" de la gendarmerie nationale, le JITEM, qui fomentait assassinats et tortures contre les Kurdes, font surface, le Général a usé d'une expression qui irrite fortement les nationalistes, le "peuple de Turquie". Une consécration indirecte du mot, ô combien sensible, "Türkiyeli" (= de Turquie) utilisé par certains à la place de "Türk" (=turc). Pour bien dissocier ethnicité et nationalité. Et il a presque fait pleurer les chaumières, aussi : "le terroriste aussi est un être humain" a-t-il lâché. "Qu'est-ce qu'il lui arrive nom d'une pipe !" Il a demandé des politiques de prévention pour empêcher le recrutement du PKK. Il était temps... 25 ans après !


Tertio, la religion, sujet de prédilection des militaires : "l'armée n'est pas contre la religion mais contre l'utilisation de la religion à des fins politiques" a-t-il répété. La raison est double, car d'une part l'armée vient de la société et la religion est un phénomène social et d'autre part, le grand Atatürk a dit qu'un peuple sans religion est un peuple en ruine. Atatürk l'a dit donc on s'exécute. Heureusement qu'il n'a pas dit le contraire, soit dit en passant... Ca s'appelle un raisonnement. Une armée respectueuse de la religion; et si c'était vrai. Appeler le "mort pour la patrie", "martyr" ("şehit", c'est-à-dire celui qui a témoigné de sa foi), "visiter" les séances de prières dédiées à ces soldats n'expliquent rien. Tant que les officiers quitteront les cérémonies officielles au motif que des femmes voilées se trouvent dans l'estrade, les propos de Başbuğ resteront fallacieux.


Chassez le naturel, il revient au galop, dit-on. L'on a bien raison. Le Général a déblatéré contre les "cemaatler", les groupements religieux. Toute l'assistance a immédiatement pensé aux "Fethullahçı", les suiveurs de Fethullah Gülen, l'imam le plus craint et en même temps le plus influent de Turquie (qui vit en exil aux Etats-Unis). Celui dont le mouvement a ouvert des écoles turques dans le monde entier et qui est, à la base, très respecté. Mais l'élite ne l'aime pas, évidemment. Il menace l'ordre laïque. Alors qu'il a l'air très accommodant; physiquement, presque. Il y a des gens dont le physique trahissent leur caractère; on sent qu'ils ne sont pas à craindre; pour moi, il figure parmi ces gens-là. "Bah tant mieux, qu'il reste avec vous votre fakir, on n'en veut pas !"


Les confréries et les communautés sont interdites; officiellement. La célèbre loi de 1925. J'ai toujours pensé qu'elle était en infraction avec la jurisprudence de la Cour européenne : "l'autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique (...)" (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie, 26/10/2000); "la Cour reconnaît certes que des tensions risquent d'apparaître lorsqu'une communauté, religieuse ou autre, se divise, mais c'est là l'une des conséquences inévitables du pluralisme. Le rôle des autorités en pareilles circonstances ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme mais à veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres" (Sérif c. Grèce, 14/12/1999, § 53). Quand on pense que la CIMADE et le Secours catholique sont devenus en France des prestataires de service public... Les communautés religieuses n'ont pas leur place dans un système laïque, voilà un autre sophisme.


Tout de même bizarre : tous les sondages montrent que seulement 2 % des interrogés veulent l'instauration de la charia mais on a quand même peur. "Avouez-le, franchement vous êtes malades, parano ?", "bah nan hein, attends à moi de citer la Cour européenne, qu'est-ce qu'elle dit : 'il existe des mouvements politiques extrémistes qui s'efforcent d'imposer à la société tout entière leurs symboles religieux et leur conception de la société, fondée sur des règles religieuses dans un pays où la majorité de la population, manifestant un attachement profond aux droits des femmes et à un mode de vie laïque, adhère à la religion musulmane' (Leyla Sahin c. Turquie, 10/11/2005, § 114); t'as vu même elle, elle a compris le danger". Ouais. Même les juges n'ont pas vraiment compris ce qu'ils disent, je crois : la majorité de la population qui manifeste un attachement profond à un mode de vie laïque et en même temps, le risque de tomber dans la charia !


Bref, encore cette idée qu'il y a des esprits à sauver... Il ferait un bon politicien, le Général. D'ailleurs la principale interrogation demeure : au nom de quoi ces thématiques sont de la compétence du chef d'état-major dans une démocratie normalement constituée ? "Oh, vous n'êtes jamais contents !" L'on passe, pour reprendre l'expression d'une journaliste (Mehveş Evin, Akşam), à un régime de "tutelle militaire modérée". Voilà l'item.