Le Président Obama a bien fait de passer en Turquie; il a replongé la Nation turque dans les débats interminables sur la laïcité. Un sujet que tout Turc doit maîtriser. Sa déclaration était laudative, pourtant : "la Turquie est un modèle car elle se trouve au confluent de l'Est et de l'Ouest". "Turkey is in the middle of everything". Applaudissements. "Et oui, vous avez ce formidable sésame : la laïcité". L'on a bien compris qu'il n'a pas suffisamment planché sur la question avant d'atterrir en Turquie; ou plutôt, comme personne ne comprend rien au système laïque "à la turque", il ne fait que répéter un cliché. Comme une épithète homérique : la République turque laïque. A tout bout de champ.
Les laïcistes sont heureux, évidemment : "t'as vu, il n'a pas dit 'pays musulman' et en plus il a fait une référence appuyée à la laïcité"; déclamer son respect pour Atatürk signifiant mécaniquement "référence appuyée" à la laïcité. Un journaliste s'est mis à compter le nombre de fois où le mot "secular" a été débité par Obama; résultat : une seule fois... Donc "référence appuyée". Ces jours-ci, les néo-conservateurs, constatant que décidément islam et démocratie ne font pas bon ménage au Pakistan et en Afghanistan, ont repris leurs vieux habits de boute-feux. "Bon, c'est terminé, chers amis, chers ennemis, on oublie l'islam modéré; on ne veut plus d'islam tout court !". Ils inondent donc les "papers" de leurs profondes réflexions en fustigeant, cette fois-ci, le risque réel de voir la Turquie basculer; et le "tordant" dans tout cela, c'est que certains journalistes turcs s'appuient sur ces "analyses" pour nous demander de bien croire que vraiment, on bascule vers un régime sharaïque. "Arrête de nous railler, c'est les Américains qui le disent !", "Oui mais leur Président vient de dire que la Turquie était un modèle et vous l'avez applaudi !", "Allez, allez, arrête de dire la vérité !". Des humoristes. "C'est incroyable, cette faculté déconcertante qu'ont les faits à s'aligner dans le même sens pourvu qu'on les éclaire d'un seul côté à la fois" disait André Leroy-Gourhan...
Personne n'a encore osé se désoler publiquement du rôle que joue la Turquie dans l'Alliance des civilisations; la Turquie se fait le porte-voix des pays musulmans; tentation ottomaniste. Cauchemar pour certains; "mais euh, nous ne sommes pas un pays musulman, à la fin ! Tiens, il faudrait que l'on sorte de l'OCI aussi, ça'l fait pas". D'accord.
Et d'ailleurs, ont relevé les spécialistes, Obama a dit "démocratie laïque" et non "république laïque". "Eh ben, vas-y balance, qu'est-ce que tu veux dire ?" Enorme différence : c'est la guéguerre des mots dans l'apparence mais qui cache, en réalité, une très importante dispute conceptuelle en Turquie. La laïcité est perçue comme le principe "biotique" de la République. Les "Républicains" sont donc ceux qui hypertrophient cette seule dimension. Les "démocrates", eux, estiment qu'une seule République laïque ne fait pas l'affaire; il faut une guirlande de plus : la démocratie. On les appelle donc les "ikinci cumhuriyetçiler" ("les partisans de la Seconde République", autrement dit, une République avant tout démocratique et libérale). Et ils ont le soutien du Président Obama. Jadis, Barroso avait parlé d'une "laïcité démocratique" et les "Républicains" avaient mêmement gémi...
Voilà donc une révélation, en tout cas : la Turquie est un modèle. Une frange de la population n'en croit pas une miette : "nous, un modèle ? tu rigoles ! T'as pas vu notre First Lady voilée, un Premier ministre qui est issu d'un lycée religieux pfff!". Les étrangers "arriérés" attendaient ce feu vert; ils se mettent donc à éplucher le système démocratique et laïque turc : "alors, voyons ce que nous allons copié, allez ouvez les livres : alors, interdiction des confréries; interdiction d'apprendre le Coran avant douze ans; tiens, dernière perle en date : interdiction pour une femme voilée d'être la déléguée d'un parti politique pour surveiller les urnes; interdiction pour les voilées de fréquenter l'université; interdiction pour une conseillère municipale de sièger avec son voile, voilà pour les soucis des majoritaires; pour les minoritaires, interdictions et brimades tous azimuts pour les Alévis; interdiction pour les orthodoxes d'ouvrir leur école de formation des popes à Heybeliada; interdiction pour le Patriarche de Constantinople d'accoler à son titre le qualificatif "oecuménique"; interdiction pour les chrétiens d'évangéliser, etc.
Voilà donc pour le modèle. Un modèle que Pakistanais, Afghans et Arabes s'empresseront d'adopter... Et voilà que Kouchner aussi, s'y met; le dernier des pro-Turcs s'en est expliqué : "franchement, après l'épisode de Rasmussen et les critères religieux sur lesquels le choix de la Turquie a reposé, je dois dire que la laïcité recule en Turquie, c'est la raison pour laquelle je ne suis plus favorable à la Turquie dans l'UE". Sage décision. Mais mauvais raisonnement. C'est qu'il n'a pas trop planché non plus sur la question. La Turquie où même les majoritaires sont levraudés, se désengageraient de la laïcité ! Effectivement, mais pas pour glisser vers le "régime craint" mais plutôt vers un régime liberticide sui generis. "Tu mens, regarde le gourou Fethullah Gülen commence à se mêler de politique et le vieil islamiste Erbakan redescend dans l'arène, t'as vu, c'est un projet !"
Un modèle. L'on aimerait bien que ce soit un modèle; mieux, un phare. Mais la Turquie n'est pas elle-même apaisée; comment exporter son système démocratique et laïque inachevé ? Et au nom de quoi exporter ? Le simple respect des droits de l'Homme suffit amplement; ce que la laïcité (au sens "brut" du terme) postule, la démocratie le contient; les nôtres veulent absolument voir le mot "laïcité". Car ils sont républicains et donc porteurs d'une mission; celle de se débarrasser de l'influence religieuse... Légitime comme combat. Mais mené en tapinois. Sinon, ils l'auraient su : un partisan de la laïcité, c'est celui qui défend la cause des voilées vilipendées, des orthodoxes spoliés et privés de théologiens, des Alévis ignorés et proscrits. Ils sont "républicains"; et la démocratie ne ferait que renforcer la "véritable laïcité". Voilà toute leur peur...