mardi 5 mai 2009

Abcès

Dernièrement, le chef d'état-major nous priait de croire que l'armée était et avait toujours été respectueuse de la démocratie. Les plus futés savent qu'il ment mais bon, mieux vaut le silence que la confusion. Les plus contrariés ne cachent pas leurs craintes : "mais alors, vieux, c'est qui qui va intervenir maintenant pour réguler notre démocratie ?", "bah, personne, la démocratie va se construire par à-coups, avec des hauts et des bas", "tu crois ce que tu dis ?", "oui", "eh bien t'es bête, tu rêves ou quoi ! Tu veux que l'on bascule hein, avoue-le !".

Depuis, les militaires n'en finissent plus d'afficher des postures de sincères démocrates. D'ailleurs, l'ancien chef d'état-major, le général Yaşar Büyükanıt, dans une conférence donnée à des étudiants, nous annonce que l'armée ne doit pas se mêler de la politique quotidienne, de la "petite politique"; mais, rectifie-t-il aussitôt, elle a un droit de regard naturel s'agissant de la "grande politique"; les grands principes : laïcité, démocratie, Etat social (sic), Etat de droit et caractère unitaire de l'Etat. L'armée va donc continuer à donner ses "grands avis" sur ces questions. Mais comme la réflexion n'est pas le propre d'un militaire, officier soit-il, il n'a pas compris que le principe démocratique lui intimait précisément de la fermer...

Ce même "pacha" (l'autre nom des généraux en Turquie, c'est dire) refuse catégoriquement que le ministre de la défense soit le supérieur hiérarchique du chef d'état-major; il devrait rester, selon lui, directement rattaché au Premier ministre. Raison : pas de politique dans l'armée. Comme une blague. Les militaires dans la politique mais surtout pas le contraire. "Je ne veux pas, dit-il, qu'il y ait des militaires qui tiennent le paletot du ministre". Comprenez, pas de militaire abaissé, rétrogradé devant un élu subalterne.

De son côté, le juge constitutionnel Osman Paksüt gesticule pour affirmer qu'il est persécuté par la... justice. Le vilain procureur de l'affaire Ergenekon serait à ses trousses. En réalité, Madame son épouse, a été l'objet d'écoutes téléphoniques. Et lorsqu'elle papotait avec un ami sur la décision de la Cour constitutionnelle sur la non-interdiction du parti gouvernemental, l'AKP, son auguste mari se mêla à la conversation et insinua qu'un de ses collègues aurait été soudoyé pour voter contre l'interdiction.

Bien sûr, ce juge ayant un honneur à défendre bon gré mal gré, il a dû s'expliquer. A la télévision. "Vous confirmez vos propos, Monsieur le Juge ? Vous n'estimez pas que vos propos heurtent une certaine éthique ?", "Mais qu'est-ce que tu racontes, bourrique, on s'en fout du fond; regardez, on m'a écouté, moi, un juge constitutionnel, où sont les procureurs, où sont les flics, embarquez-les !", "oui mais sur le fond...", "cesse avec tes histoires, j'te dis qu' je souffre, on m'écoute, je l'avais dit...". A l'occasion, il s'en prend au Président de la Cour constitutionnelle, coupable de ne pas avoir effectué les démarches nécessaires pour que cette illégalité cessât. En effet, en tant que juge constitutionnel, il bénéficie d'une immunité de juridiction; seule la Cour constitutionnelle ou la Cour de cassation peut le juger. Il doit même démissionner, a-t-il lâché. Quand on sait que Paksüt est le vice-président, on comprend sa tactique...

Mais le fond est resté sans explication. Un juge et sa femme, en train de "balancer" un autre juge à un de leur ami, se font attraper la main dans le sac. Et rien. Certes, les juges sont humains, ils vivent dans la cité, mangent, boivent et ont des amis comme tout le monde; mais le geste est dérangeant. Paksüt est assez turbulent, en vérité. L'on croirait un couple "people"; sa femme, mise en examen sous contrôle judiciaire dans l'affaire Ergenekon et Monsieur, un juge qui mène la fronde à la Cour constitutionnelle. Un juge qui publie une contre-déclaration lorsque le Président donne une opinion personnelle sur l'interprétation de telle ou telle décision de la Cour. Un juge qui rencontre les militaires à la veille d'une décision importante. On a juste le droit de demander une "p'tite" explication. Et vas-y pour la contenance : le juge d'instruction serait donc, selon lui, un "sournois", un "perfide" agissant "en traître". Et le Président de la Cour de cassation épaule Monsieur le juge constitutionnel, "t'as raison, on en a marre d'être écouté dans ce pays !". L'on n'attend plus que l'association des magistrats (YARSAV) qui défend plus les accusés de l'affaire Ergenekon que les juges d'instruction, mette son grain de sel. Après tout, on a vu des rois épouser des bergères...

Il y a un problème de formation de l'élite. D'éducation, presque. Les gens de là-bas ne se tiennent pas au courant de ce qui se passe dans le monde des idées. Ils sont donc pauvres en réflexe démocratique. Les écoles militaires endoctrinent, tout le monde le sait et tout le monde en convient. Les facultés de droit ne devraient pas être ainsi pourtant : les professeurs de droit sont assez bavares en Turquie. Les plus éminents tiennent des chroniques, d'autres présentent des émissions ou y sont souvent invités. Mais leurs étudiants qui deviennent praticiens restent bornés. Un sondage avait permis de constater que plus de 60 % des magistrats interrogés préféraient sauvegarder les intérêts et l'idéologie de l'Etat que les droits de l'individu face à la puissance étatique. Question d'idéologie. Il n' y a plus de justes indignations; elles sont anormalisées; par des incultes. Et l'armée et la justice sont remplies d'incultes. Apparemment, en tout cas. Fichtrement triste. Et ceux qui veulent redresser cette situation sont déjà taxés de "libéraux naïfs" ou de "chariatistes endurcis". C'est l'histoire du chameau : il lui a été demandé : "pourquoi ton cou est si courbé ?"; il répondit : "mais je n'ai rien de droit"...