dimanche 7 juin 2009

Obtusité

On l'avait oublié celui-là; le Procureur général près la Cour de cassation turque. Celui qui avait intenté une action judiciaire contre l'AKP. Il avait eu gain de cause, la Cour constitutionnelle ayant jugé que le parti gouvernemental formait bien un centre d'activités anti-laïques, mais il avait essuyé à l'occasion une belle "baffe juridique", cette même Cour ayant estimé que la grande majorité de ce qu'il avançait comme preuves n'était en réalité autre chose que de la documentation inopérante...


Le Sieur Yalçınkaya a donc fait une réapparition. Depuis "son" procès, il ne circulait plus, de peur de rencontrer le Premier ministre ou le ministre de la Justice. Il avait peur de les saluer; de leur serrer la main ou de les regarder les yeux dans les yeux. Officiellement, il travaille beaucoup; il se prépare à son autre grand combat : faire interdire le DTP, parti pro-kurde affilié au PKK. Il aime les interdictions, il vient de le dire. "Quoi alors, je vais faire quoi moi ! Il faut qu'j'dégomme moi, haspiyallah !"


Et avant-hier, il a participé à une réunion où il devait prononcer un discours; tout le monde attend les discours du corps judiciaire, en Turquie. Chaque année, on voit défiler le Président de la Cour constitutionnelle qui demande toujours plus de libertés individuelles (en tout cas celui qui est en fonction actuellement), celui de la Cour de cassation qui pointe sans arrêt le manque de moyens et d'indépendance de la magistrature et surtout celui du Conseil d'Etat qui s'en prend toujours au Gouvernement qu'il est censé conseiller en pleurant sur le sort de la laïcité, toujours menacée. Eh bien, hier, c'était son tour. Il n'a pas déçu; "alors, mes chères confrères, regardez, voyez, humez le danger actuel ! Les partis conservateurs ne parlent que de développement économique ! C'est un scandale, ils veulent nous faire oublier la question de la laïcité ! On bascule !" Il fut un temps où un universitaire affirmait sérieusement : "donner la priorité à l'économie, c'est partiellement de la contre-révolution" (Prof. Sina Akşin : “ekonomiye öncelik vermek kısmi karşı devrimdir”). "Mince alors, on s'enrichit !", "aman Allah'ım, ne dis pas ça ! Ağızından yel alsın !"...


Evidemment, un bureaucrate bien payé, bien perçu, bien installé n'a pas les yeux rivés sur les données économiques. L'important, c'est de surveiller les grands principes de la République. "Mais, c'est normal, tout va bien dans le pays, pourquoi voulez-vous que l'on parle de laïcité ?", "tais-toi, misérable AKPiste, prend ton chapelet et répète, j'te dis : laïcité, laïcité, laïcité !" Une invite à se battre. Alors qu'il n'y a aucun motif de chamaillerie. Ou plutôt il est impossible de parler de laïcité, puisque le ci-devant Procureur sort immédiatement son gourdin; et les militaires, juges et autres kémalistes ne sont pas du genre à tendre l'oreille pour écouter. L'on préfère donc le boisseau. Chat échaudé craint l'eau froide...


Mais les juges sont ainsi, en Turquie. Des co-gardiens. Lorsque les militaires ne veulent pas bouger, ils comptent sur eux. Ainsi, le Conseil d'Etat s'en prend joyeusement à la politique libérale du Gouvernement en annulant ses décrets de privatisation; motif : contraire à la vision atatürkienne de l'économie. "Ah ouais ? Bah, qu'est-ce que l'on doit faire du coup ?", "prend ton chapelet, vieux et répète : étatisme, étatisme, étatisme".


L'on nous a toujours appris que la laïcité turque visait plus à moderniser la société qu'à établir un régime d'égalité entre les différents cultes. Une sécularisation au forceps. Et on comprend que la modernisation passe, pour certains, par un retour en arrière; un Etat pauvre est l'idéal pour sauvegarder la laïcité, on l'a compris. "Bah oui, ballot, plus t'es gueux, plus t'es sot et plus je suis cultivé et intelligent, haha". Ca pourrait devenir une thèse de sociologie : "l'inculture des hauts fonctionnaires"; ou de psychiatrie : "la subjugation idéologique ou pourquoi aimer vivre avec les morts"... Montesquieu le disait bien : "J'aime les paysans, ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers"... "Aah, tenez-vous éloignés, bande de bouseux !" voudrait bien dire M. le Procureur mais il n'arrive pas à franchir le pas. Heureusement d'ailleurs, la patience a des limites.